Abrazo

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Dans le tango argentin, l’abrazo est l’étreinte par laquelle deux danseurs, à l’écoute l’un de l’autre, laissent éclore une connexion sans cesse renouvelée. Dans cet espace intime où naît le mouvement, chacun s’abandonne à ce qui doit advenir.
Semblable à cet abrazo, la relation avec l’invisible s’affine dans l’alignement entre l’être matériel et immatériel. Complètement interdépendants, ils doivent, pour danser, se reconnaître l’un en l’autre.
Pendant dix ans, j’ai recherché l’accomplissement de cette étreinte avec l’invisible. À travers un dialogue à deux voix, l’une appartenant à mon passé, l’autre à mon présent, voici conté le récit de cette quête.

  • Te rappelles-tu, Liam, comment a débuté la quête ?
  • Tu ne t’en rappelles pas toi ? Nous étions allées voir notre mère. C’était une journée de fin d’été. Nous avions vingt-et-un ans. Elle était assise loin de nous, dans le salon familial. Son petit corps était tout recroquevillé. Il y avait cet écran plat derrière sa tête, celui que les parents avaient acheté quand le gros poste de télévision s’était cassé.
  • C’est vrai, je m’en souviens, notre frère était si heureux quand on l’avait reçu.
  • Elle était là devant moi. On ne se racontait pas grand chose, tu connais maman. On échangeait des banalités. Je voulais que ça change, qu’on partage quelque chose de vrai. Tout était si faux et froid à l’époque.
  • C’est vrai qu’il y avait beaucoup de silences. Et pas de ces silences confortables et sereins dans lesquels on aimerait rester des heures.
  • Non, pas ceux-là. Ceux derrière lesquelles on entasse une vie de non-dits. J’ai pris mon courage à deux mains ce jour-là. J’avais la voix tremblante comme si j’avais peur de faire quelque chose de mal. Je l’ai regardé dans les yeux, et je lui ai avoué : « Maman, j’ai l’impression que tu ne m’as jamais aimé ».
  • C’était fort, maintenant, je m’en souviens. Elle n’a rien su dire au début. Ça lui a mis un peu de temps pour s’exprimer.
  • Elle se sentait piégée, je pense. Au bout d’un moment, elle m’a dit « Tu sais, ça n’est que ton ressenti. Et peut-être que ton père et moi, nous n’avons pas su te donner ce que nous n’avons pas reçu ».
  • Tu étais en colère en entendant ça. Tu comprenais ce qu’elle voulait dire mais ça te paraissait être une maigre consolation face au gouffre intérieur avec lequel tu vivais depuis des années.
  • Parce que tu n’es plus en colère, toi, maintenant, en entendant ça ?
  • Tu verras, avec le temps, tu sauras te donner ce que tu n’as pas reçu.
  • Je l’espère, je ne sais pas si c’est possible, mais je l’espère.
  • Tu es partie juste après ça ?
  • Ça n’était qu’une visite de quelques heures. J’ai descendu les escaliers de l’immeuble et j’ai remonté la rue jusqu’à la gare. Je me rappelle que maman nous a envoyé un sms un peu après pour nous dire ce qu’elle ne pouvait pas dire tout haut, qu’elle nous aimait.
  • Oui, et juste devant la gare, tes poumons se sont libérés. Tu étais toute légère.
  • Un poids s’est soulevé. J’ai pris la ligne L qui longeait la capitale jusqu’à Saint-Lazare. On pouvait voir tout Paris. Et puis je suis rentrée dans le 18ème, où maman nous avait prêté son appartement pendant qu’elle restait dans notre ancien logement familial.
  • Il était tout perché. La salle de bain était ta pièce préférée. Je ne me rappelle plus bien, mais je crois que les murs étaient orangés. Avec ces couleurs chaudes, tu te croyais dans un riad marocain.
  • Il y avait de jolis carreaux sur les murs et la mince fenêtre laissait entrer une superbe lumière. Je m’y sentais couvée.
  • C’était le lendemain matin, non, que tu as senti ton cœur s’ouvrir pour la première fois ?
  • J’étais encore à peine assise sur le lit et j’ai commencé à sentir quelque chose frémir dans ma poitrine. Au départ, c’était si subtil, juste un petit écoulement d’amour. Qu’est-ce que je me sentais bien ! Je planais.
  • Une porte s’ouvrait.
  • L’écoulement devenait toujours plus puissant. Une fontaine d’amour jaillissait en moi. Je n’avais aucune idée d’où elle provenait, mais honnêtement, je m’en fichais complètement. C’était tellement sublime, cette source de chaleur !
  • On aimerait qu’il en soit toujours ainsi, c’est vrai.
  • Toutes les cellules de mon corps se sont peu à peu embrasées. Cet amour en lapait chaque recoin. Tout en moi était tendre et infini.
  • Et ça ne faisait que commencer.
  • Très vite, cet amour commença à se répandre à l’extérieur de mon corps. Bientôt, le petit lit une place sur lequel je dormais était fait d’amour, l’armoire, le sol, le plafond, les murs, la cuisine, la rue, le quartier, la ville étaient faits d’amour.
  • Je m’en souviens. Le monde s’est évidé. Tout d’un coup, il a perdu son poids. Plus rien n’était concret. Seul l’amour, de sa légèreté, animait ton corps et ton environnement.
  • Je me suis déplacée dans la cuisine, je me suis assise sur une des chaises hautes et je suis restée là pendant des heures, tu t’en rappelles ?
  • Le temps n’avait plus trop de sens. Mais c’était fascinant, c’est certain. C’est peut-être ça le plus étrange dans ces moments, à quel point chaque seconde devient captivante.
  • Le point entre mes sourcils palpitait. Je sentais que toute ma vie, j’étais restée endormie et que je m’éveillais pour la toute première fois.
  • Ça me revient, tu t’étais dit : « Comment ai-je pu croire que tout ceci était vrai ? »
  • La même sensation que le matin, quand tu sors de ta torpeur, que tu vois tes draps, le plafond de ta chambre et que tu réalises où tu es réellement. Là, je réalisais que je n’étais vraiment pas dans le salon de l’appartement de ma mère, mais que j’étais dans un plan bien plus primordial de l’Univers. Qu’à partir de cette dimension sous-jacente, je rêvais le monde.
  • Le monde est fait de leurres qui nous bercent de notre naissance à notre mort.
  • Je les voyais se dévoiler l’un après l’autre. Mon ego s’effondrait. Mon nom n’avait plus de sens, ma nationalité, mon genre, mes souvenirs, tout ce que j’avais construit en termes d’identité était totalement vide de sens. Et dissimulé sous toutes ces illusions, se trouvait un amour éternel.
  • Un trésor !
  • Une source.
  • Tu rencontrais ton âme, ta conscience parente, celle qui au fil des années a déposé chacune de ces couches pour façonner ta psyché. Elle nous apparaît peu, pourtant, elle est ce qu’on est de plus vrai.
  • Qu’est-ce qu’elle était belle, qu’est-ce que j’étais belle ! Chaque élément de l’Univers m’émerveillait. Je contemplais le monde depuis cet œil maternel. Baignée au milieu de ce rêve lucide, je ne demandais absolument rien au monde. Je ne voulais pas qu’il soit autre chose que lui-même. Je le trouvais accompli, fini et profondément divin.
  • Même ta douleur ?
  • Elle s’était évaporée avec cette identité superficielle. Plus de moi, plus d’identité, plus de récits, plus de douleur.
  • C’est une solution radicale.
  • Elle fonctionnait ! J’étais heureuse, béate, plongée dans une extase perpétuelle qui ne faisait que monter en puissance. Juste assise là, les yeux bien ouverts sur le salon et la cuisine qui m’entouraient, j’étais au nirvana.
  • Et tu n’avais encore rien vu.
  • Non, le meilleur était à venir.
  • Tu étais encore assise sur cette chaise et …
  • Quelques instants plus tard, j’ai senti mon être basculer vers un lieu que je ne saurais situer. J’étais à la fois sur Terre et aux confins de l’espace-temps. Ni vraiment dans le passé, ni vraiment dans le futur.
  • Ta première vision. Elle ne m’a jamais quitté. Dans mes plus grands moments de doute, elle était là pour me porter, aussi vibrante qu’au premier jour.
  • À ton avis, où est-ce que j’étais ?
  • Je ne saurais te le dire. Au paradis ? Dans l’idée du paradis ? Au moment de l’Histoire vers lequel tout culmine ?
  • Ça ressemblait au paradis. À côté de moi se dressait un arbre immense ! Il dégageait une aura magique et puissante, comme un arbre de vie. Il n’était pas particulièrement beau. Il possédait plein de branches tordues comme celles d’un vieux pommier mais il brillait, il scintillait. Les herbes s’élevaient autour de moi, et le ciel était teinté d’un orange profond. Ici, le temps s’écoulait différemment. Le concept de jour et de nuit n’existait pas. L’aube y était éternelle.
  • Comme un berceau pour l’humanité.
  • Tout autour de moi, des êtres baignaient dans une extase absolue. Ils cueillaient des fruits, se contemplaient, sereins, en parfaite harmonie. À première vue, nous paraissions distincts. Mais nos esprits, en réalité, ne connaissaient plus de frontières. Nous formions avec toute chose un corps universel. Nos gestes et nos élans n’étaient que pure spontanéité. Nous ne pensions presque pas.
  • Un instinct primordial vous guidait. Ça suffisait.
  • Il nous insufflait l’amour. Je regardais un être face à moi. Il portait des vêtements semblables aux miens, d’amples habits faits de lin. Sans même le toucher, juste en se regardant, je sentais déjà que chacune de nos cellules se connaissait et s’aimait. Même à distance, nous étions déjà unis dans un état de fusion absolue. J’étais lui et il était moi. Je ne pensais pas que nous pouvions être plus proches. Nous nous étions déjà entièrement donné l’un à l’autre. Et pourtant, lorsque je l’ai pris dans mes bras, une vague de bonheur incommensurable m’a submergée. L’intensité d’un amour souverain semblait pénétrer jusqu’aux recoins les plus reculés de mon âme. L’Univers tout entier s’enivrait avec nous de cette étreinte.
  • Votre amour était décuplé.
  • Il se démultipliait à travers les âges et le temps. Il était si puissant qu’il m’a propulsé à nouveau au moment présent, là, dans le petit salon de ma mère.
  • Sur le moment, étais-tu triste de quitter cet endroit ?
  • Non, non, j’étais reconnaissante d’avoir pu m’en délecter même pour un si court instant. Un espoir indéracinable est né en moi ce jour-là. Ce voyage était réel, cet idéal possible.
  • Il l’est. Ça prendra du temps mais il l’est.
  • Et puis cet amour n’en finissait pas de se déverser en moi et en toute chose. Je me retrouvais là, dans ce petit appartement, encore plus heureuse qu’avant. Les journées s’enchaînaient mais ce foyer solaire qui animait mon cœur ne faiblissait pas.
  • Te rappelles-tu de cette fleur jaune ?
  • Oui, j’étais tout ce que j’observais. Un jour, j’ai rencontré une fleur. Elle était très banale, sans artifice. Mais cela n’avait pas d’importance pour moi. De mes yeux, je voyais sa tige, ses pétales, son pistil. Mais avec mon regard intérieur, je voyais son corps énergétique. C’était un flux tournoyant qui s’élevait de la racine de sa tige au sommet de sa corolle. Je ne faisais qu’un avec ce flux. Je pouvais y concentrer toute mon attention et devenir cette fleur.
  • Et elle, à son tour, pouvait glisser dans ta conscience et parvenir à ces yeux qui l’observaient.
  • Nous glissions l’une dans l’autre comme l’eau de vases communicants. Peu m’importait de savoir le nom de cette fleur, à quelle famille elle appartenait. J’en savais tellement plus ainsi.
  • Il en était ainsi de tous les êtres. Tu pouvais porter ta conscience à tout ce qui existait, sans aucune limite. Tout ce qui venait à ta rencontre était toi.
  • Et inversement. Les arbres, les murs, les astres, les océans, tous prenaient place en moi. Tout était simple, porté par l’amour, l’envie et l’absence totale de peur. Plus d’autre, plus de peur.
  • Une peur si destructrice jusqu’ici.
  • Elle me rendait si petite, si éteinte. Ou bien dans mes moments de rébellion si hostile et enragée.
  • Mais il faut la comprendre. La peur n’est pas absurde. C’est juste un gardien trop zélé.
  • Sans ses excès, la vie était tellement plus douce. Pour le monde, pour moi, je pouvais tout imaginer.
  • Cette lumière qui te traversait croyait si fort en toi. Elle posait sur ton petit corps un regard d’une tendresse infinie.
  • Je me découvrais un amour-propre qui n’avait jamais existé auparavant. J’étais indulgente envers moi-même. Aucun de mes rêves ne me paraissait démesuré. Assise en tailleur sur le lit de la chambre, je sentais cette lumière m’enlacer comme une mère porte son enfant.
  • Tu étais aimée, inconditionnellement.
  • Au final, sous tous ces mirages qui avaient obstrué mes yeux, je trouvais tellement de bonté.
  • Tu voulais tant la partager !
  • Ce flot de béatitude était intarissable. Pourquoi garder tout cela pour moi ? En cette fin d’été, j’étais sortie un soir voir des amis et je leur disais que tout n’était qu’amour, que tout irait bien, que je les aimais. Si seulement j’avais pu leur prêter mes yeux !
  • Ne te fais pas d’illusions, ils ont les mêmes yeux que toi, ils sont juste encore bien cachés.
  • En attendant qu’ils se révèlent, toute cette violence qu’ils s’infligeaient, cela me rendait tellement triste.
  • On ne peut pas presser le temps. Les âmes ont de bonnes raisons de se fourvoyer.
  • Je l’ai compris au fil de mes lectures. Je m’informais sur Internet. J’essayais de comprendre ce qu’il m’arrivait. Au fil des pages, je découvrais la notion d’éveil. Il était décrit dans de nombreuses spiritualités asiatiques. Je m’y retrouvais totalement.
  • Pour la première fois, tu as rencontré les mots du Bouddha.
  • Ils étaient si justes. Ils sonnaient comme une évidence.
  • Il n’y a pas eu que lui.
  • Effectivement, quelques jours après cette soirée, l’une de mes amies m’a offert un livre d’Hildegarde de Bingen.
  • Cela me revient en mémoire, elle l’accompagna d’un : « Je pense que ça va te parler ».
  • C’était un recueil de poèmes. Elle y décrivait l’extase de ses états mystiques. Je me rappelle très bien qu’elle appelait Dieu ‘l’Amour’. Quand il se dérobait à elle, elle dépérissait et n’attendait que son retour.
  • Tu te voyais dans cette détresse. Toi aussi, tu aurais voulu que cet amour ne te quitte jamais.
  • Oui. Toutefois, au bout d’une semaine, j’ai laissé mes peurs gagner.
  • Tu devais partir aux Pays-bas pour un stage de six mois.
  • J’aimais cet appel de tout mon cœur, mais il était dévorant. Ma raison était en sourdine, mon identité dissoute dans un ensemble cosmique. Depuis cet état de conscience, je ne pouvais presque plus faire de choix, tout était déjà accompli. Le temps n’existait plus, je baignais dans l’éternité. Comment allais-je réussir à me lever tous les jours et partir au bureau ? Comment allais-je dire oui ou non aux propositions qu’on me soumettrait ? Comment allais-je parler à mes collègues de cette source d’amour surnaturelle ?
  • Tu avais peur de cette dissonance avec ton environnement.
  • Je préférais être comme tout le monde. Mon témoignage me paraissait insensé. C’était une chose d’en parler à mes amis, mais le cadre professionnel avec toute sa rigueur et ses enjeux a réveillé mes peurs primaires. Ce n’est pas le divin qui m’a quitté, c’est moi qui suis replongée dans l’obscurité.
  • Tu vois, on ne peut pas presser le temps. Les âmes ont de bonnes raisons de se fourvoyer.
  • J’avais mes raisons, certes, mais j’ai rapidement pris la mesure d’une telle décision. Quelques jours après, dans le train qui me menait de Paris à Rotterdam, je me suis sentie fiévreuse et l’hôtesse à bord a appelé un médecin. Il est arrivé rapidement et m’a diagnostiqué une angine.
  • Tu as tout de même eu la force d’arriver à bon port et de traîner ta valise jusqu’à ton logement.
  • Et arrivée, j’ai passé une semaine et demie alitée. J’ai dû retarder le début de mon stage.
  • Ces premiers mois en Hollande étaient laborieux.
  • Je me suis repliée dans un déni farouche. Les journées étaient longues. Je ne connaissais encore personne. Dès que je rentrais du travail, la solitude m’accablait.
  • Pourtant, après quelques mois, tu as rejoint peu à peu la lumière.
  • Ça s’est fait très progressivement. Ces premiers mois, je n’allais pas bien. Dès la nuit tombée, je m’enfermais dans des états de profonde tristesse.
  • Quel a été le déclic, déjà ?
  • Je suis tombée sur une vidéo de Yoga sur Internet et je me suis mise à faire la posture du triangle.
  • Tu l’avais déjà faite un peu plus tôt dans ta vie. Tu te souviens des cours de Yoga auxquels tu avais assisté pendant ton adolescence ?
  • Ils ne m’avaient pas fait beaucoup d’effets. Mais j’adorais la fin des cours. Nous chantions des Om à l’unisson. La vibration commune résonnait dans chaque partie de mon corps et je me sentais portée par quelque chose de plus grand que moi.
  • Est-ce que tu ressentais la même chose ce soir là, en faisant la posture du triangle ?
  • C’était différent. Il n’y avait pas de groupe, l’énergie était plus subtile. Les sensations étaient exacerbées par l’éveil que j’avais vécu quelques mois plus tôt. J’ai étendu mon bras au-dessus de ma tête et j’ai vu très clairement la ligne d’énergie qui se projetait depuis mon flanc jusqu’au fin fond de l’espace.
  • Tu sentais le reste de ton corps.
  • Celui qui ne nous est pas visible, oui.
  • Cette première séance était une invitation. Tu permettais aux sensations de revenir.
  • Et elles ne se sont pas fait attendre. Rapidement, mes jours étaient faits de voyages psychédéliques que j’étais enfin prête à accueillir.
  • Dans la rue, tu marchais comme sur un nuage.
  • J’étais sans pesanteur. Les passants, tout autour de moi, me semblaient très lourds, très ancrés. Je voyais leur corps invisible, à eux aussi. Je voyais le Karma se produire. Je réalisais que chaque être vivant était fait d’une masse invisible qui influençait sa vie. Sans même en avoir conscience, par leurs pensées, leurs actions, leur choix, ils la façonnaient.
  • Dirais-tu qu’ils produisaient leur propre réalité ?
  • Oui et non. Ça n’est pas si simple. Oui, parce que leurs pensées, choix et actions modelaient cette masse imperceptible. Et que cette même masse engendrait une partie des événements à venir. Leurs processus intérieurs étaient comme les fils de base d’un futur que l’Univers se mettait déjà à tisser. Non, parce que ces êtres rencontraient constamment des événements fortuits qui dépassaient leur entendement, qui n’était pas liés à leur propre évolution et avec lesquels ils composaient comme ils le pouvaient.
  • L’Univers possède sa part de chaos. Ils y répondaient avec les moyens du bord.
  • Cette réalisation m’a apporté beaucoup de soulagement. Je voyais les gens dans toute leur vulnérabilité. Ils marchaient à côté de moi et je savais enfin que quand ils réagissaient à un événement, ils essayaient surtout de composer avec cette masse de récits qu’ils avaient accumulé. Leur réaction n’était pas objectives. Par leur réponse, ils me montraient qui ils étaient à l’intérieur.
  • Tu ne prenais presque plus rien personnellement.
  • Je voyais leurs limites, leur faiblesse et les miennes aussi.
  • C’était une compassion nouvelle. Pas l’amour partagé de la semaine d’éveil que tu avais connu en août.
  • Non, plutôt une indulgence qui naît en observant les mécanismes latents de la condition humaine.
  • Par ailleurs, ce Karma n’avait rien d’une justice morale fondée sur la punition ou la récompense.
  • C’était plutôt une façon dont le réel se comportait. Comme une part de la physique qui n’aurait pas encore été explorée. Cette masse invisible, ces processus internes obéissaient à des lois comme le fait que l’eau commence à devenir vapeur quand elle atteint cent degrés.
  • Ces lois servaient un sens.
  • Oui, et peut-être que tu t’en souviens. Je l’avais perçu si clairement un jour en sortant du supermarché. Je venais à peine de passer les portes. Mon sac était plein des courses de la semaine.
  • Le ciel était gris, bas, comme toujours en Hollande.
  • Cela me déprimait un peu. Je marchais tranquillement et tout d’un coup, j’ai vu apparaître le sens de l’Univers. Ma conscience oscillait entre une image et une sensation. Dans ma chair, je sentais la poussée orientant l’Univers par des lois invisibles. En même temps, je discernais dans l’obscurité du néant une forme lumineuse que l’Univers tentait de prendre.
  • Elle était fuyante.
  • Elle était en perpétuel mouvement, elle vibrait. On aurait dit un vecteur d’énergie. Elle possédait une direction et poursuivait cet élan à travers une infinité de formes.
  • C’était une force orientée, sans point d’arrivée, en constant devenir.
  • Exactement.
  • Au même moment, tu commençais à t’instruire spirituellement.
  • C’était balbutiant. Je découvrais le Bouddhisme. Je m’informais sur Internet en parcourant des pages Wikipedia en rentrant du travail. Je lisais aussi des récits de mystiques. Tout cet apprentissage était très aléatoire et confus.
  • Mais ce qui était certain, c’est que cela t’aidait.
  • Oui, cela décuplait l’intensité de mes expériences spirituelles. Mon cerveau avait moins de mal à formuler des récits à partir de mes expériences. Ce que j’avais vu dans la rue, certains appelaient ça le Karma. Ce que j’avais vécu l’été dernier et que je recommençais à vivre, ils appelaient ça l’Illumination. Grâce à ces descriptions, ma raison retrouvait une forme de contrôle sur mon vécu. Mon mental était moins réticent à s’abandonner davantage. Paradoxalement, plus ce cadre théorique me sécurisait, plus j’acceptais d’en sortir.
  • C’est l’ancrage que tu as trouvé pour avancer.
  • J’aurais aimé faire sans mais je n’en étais pas capable.
  • Heureusement, tu n’avais pas choisi de te référer à des récits religieux dogmatiques et trop riche en narration.
  • Et je les fuyais comme la peste ! Je savais au fond de moi que le plus bel état de conscience se passait de mots. Les mots déforment inéluctablement le vécu spirituel. Mais cette foi sans récit, je n’étais pas encore assez mature pour la vivre.
  • Avec le Bouddhisme, tu as donc choisi le moins pire à tes yeux, le récit spirituel le plus sobre et celui qui te semblait le plus libre.
  • Un des plus sobres, oui. Doucement, je me réconciliais avec mon mysticisme. Ces derniers mois en Hollande furent lumineux. Je prenais soin de moi, j’apprenais à utiliser cet amour infini qui me traversait pour apprendre à m’aimer.
  • Ça n’était plus juste l’idée de l’amour-propre qui t’habitait, comme lors de cette première semaine.
  • Non, je le concrétisais par des gestes simples, par du sport et par la nourriture que je mangeais.
  • C’est à ce moment que tu as arrêté de manger des produits d’origine animale.
  • Cela faisait quelques semaines que l’idée germait dans ma tête. Ou plutôt dans mon cœur. Mon empathie pour chaque être vivant était si forte et la brutalité de l’industrie agro-alimentaire si réelle que je ne voulais plus participer à ce festin.
  • Il avait un arrière-goût amer, pour sûr.
  • Et puis un jour, je suis tombée sur une citation bouddhiste qui disait que naturellement, sur le chemin bouddhiste, venait un moment où l’on se détachait du carné.
  • Tu aimais qu’il ne s’agissait pas d’une règle religieuse, seulement de la conséquence naturelle d’un cheminement spirituel.
  • C’est ce qui s’est opéré en moi. Juste une conclusion personnelle à une nouvelle façon de voir le monde.
  • Bientôt, tu as dû retourner à Paris.
  • J’y suis d’abord retournée pour le Nouvel An avant de finir mon dernier mois de stage. J’avais très peur de retrouver la capitale. Je voyais désormais sa pulsation démente. Elle était comme un vortex d’énergie qui aspirait quiconque s’en approchait.
  • Une pieuvre délirante !
  • Littéralement. Dès mon arrivée, j’ai senti mon corps énergétique être pris d’assaut de toute part. J’ai pris sur moi mais j’avais hâte de repartir.
  • Une amie t’avait gentiment prêté son appartement pour que tu ne restes pas sans toit.
  • Il se trouvait près du Canal Saint-Martin. J’y suis restée quelques nuits et j’y ai fait l’expérience d’un petit miracle.
  • Ça n’était pas grand chose, mais le processus était prodigieux, c’est certain.
  • Au dessus de son lit, mon amie avait accroché un immense poster d’un des plus tableaux que j’ai vus dans ma vie, L’oiseau noir et l’oiseau blanc de Braque.
  • Je m’en souviens bien, deux oiseaux dessinés dans un style naïf semblaient se rapprocher. L’un était noir, l’autre blanc. Ils ne se regardaient pas, n’allaient pas exactement dans la même direction. Pourtant, leur croisée semblait inévitable. Derrière chacun d’eux, se trouvaient un cercle. Jaune pour le blanc, rose pour le noir. En volant, on aurait dit qu’ils transportaient ces mondes avec eux.
  • J’ai passé toute une soirée à l’observer. Il représentait si bien l’essence de la sagesse que je recevais des cieux. J’étais assise sur le lit, dans un état de pure contemplation.
  • Tu étais captivée. Et en le regardant, tu t’es dis : « J’aimerais tellement l’avoir ».
  • Pour pouvoir le contempler sans fin.
  • Le lendemain soir, j’ai retrouvé mon amie dans une soirée. Nous étions adossées au bar. Nous attentions pour prendre notre commande. La musique était très forte. Je lui dis : « Il est magnifique ce tableau ».
  • Et elle répondit de son propre chef : « Tu peux l’avoir si tu veux, je te le donne. »
  • Il y avait quelque chose de magique dans cet instant. Je ne lui avais pas divulgué un quelconque désir de l’avoir. Mais il semblait qu’elle avait été poussée par une force invisible à faire cette proposition.
  • À ton insu, par cette longue contemplation, tu avais prié et aussitôt, tu avais reçu.
  • J’étais euphorique et j’ai immédiatement accepté.
  • Tu l’avais accroché dans ta chambre le mois d’après quand tu étais définitivement revenue à Paris.
  • Et j’en ai tant profité. Le retour était difficile. Dans cette petite ville de Hollande où j’habitais auparavant, je pouvais faire l’expérience de mon mysticisme loin de mes proches et de tout ce qui m’était familier. Je pouvais être réellement moi-même.
  • La solitude est un cadeau.
  • À Paris, je retrouvais toutes les dynamiques sociales, familiales, culturelles qui me tiraient vers le bas. J’étais tiraillée entre les performances que je devais jouer chaque jour et mon désir d’authenticité, de dépouillement et de recherche spirituelle.
  • Par chance, ta colocataire de l’époque était constamment absente.
  • Cela me laissait du temps et de l’espace pour vivre la suite de ce voyage spirituel. Les états de conscience modifiés dans lesquels j’évoluais devenaient de plus en plus surnaturels.
  • Tu planais du soir au matin et du matin au soir.
  • Un jour, pendant plus heures, j’ai vu tous les arceaux d’énergie qui entouraient mon corps. Ils scintillaient dans le néant, comme s’ils se trouvaient dans une autre dimension. Juste avec mon intention, je pouvais les déformer, les projeter à l’autre bout de l’Univers. Allongée dans mon lit, je fermais les yeux et je m’amusais à les envoyer aussi loin que possible.
  • Ton champ de perception était tellement poreux à cette époque là.
  • Il n’y avait plus de distinction entre les dimensions. Ç’en était même un peu dangereux. Je voyageais d’un bout à l’autre de l’Univers sans trop savoir sur quoi j’allais tomber. Une fois, dans la salle de bain, alors que je me lavais les dents, j’ai commencé à sentir une attraction cosmique intense. Je n’avais même pas besoin de fermer les yeux tellement cette expérience était vive. J’étais à côté d’un vide vertigineux.
  • Sa vacuité totale te terrifiait, je m’en souviens.
  • Je n’aurais pas su le définir. C’était un recoin très primaire et insensible de l’Univers. Ce qui est sûr, c’est que j’aurais pu y plonger et jamais n’en revenir.
  • Mais tu as su rester stable.
  • J’ai accueilli l’expérience tranquillement. Je faisais jongler mon attention entre ma brosse à dent et cette dimension angoissante. Je savais que tenter de la quitter trop rapidement et laisser ma peur prendre le dessus rendrait l’expérience encore plus douloureuse. Je l’ai laissé me quitter d’elle-même, sans m’y attacher ni la réprimer.
  • Le chemin spirituel peut être dangereux. On joue constamment avec le feu, on retourne notre conscience dans tous les sens dans le but de se comprendre. Mais on peut vite se brûler les ailes. L’Univers limite notre expérience par l’espace-temps pour que nous puissions doucement intégrer le réel. Au début de ta quête, tu étais encore naïve et tu testais les limites de ces nouveaux états de conscience.
  • J’avais soif de tout connaître. Certes, de temps en temps, je risquais ma psyché mais la plupart du temps, les expériences étaient plus qu’agréables. J’en devenais accro.
  • Tu souffrais encore tellement à cette époque là. Tu n’avais pas encore guéri des traumatismes de ton enfance.
  • Ces expériences d’amour absolu m’offraient un répit salvateur. Je ne savais pas m’aimer ni aimer la vie sans cette perfusion constante d’extase mystique.
  • Tu goûtais à ce que la vie pouvait être.
  • Qu’est ce qu’elle pouvait être sublime ! Rappelle-toi, lorsque j’étais assise sur le lit de ma chambre et que l’amour en moi s’est démultiplié et s’est propagé sur la Terre toute entière.
  • Ton corps, ton âme, ton esprit étaient en parfaite communion avec toute chose.
  • Pas dans un calme serein mais plutôt dans une euphorie cosmique grisante. Chaque cellule de mon corps jouissait du plus bel orgasme qu’on aurait jamais pu imaginer. Mais ce corps, c’était l’Univers tout entier. Je faisais le tour de la Terre et j’enflammais chaque parcelle sur laquelle je déposais mon attention.
  • Tu étais immergée dans la béatitude universelle.
  • Ce jour là, je me suis dit : « Si seulement les hommes savaient combien ils sont aimés. Si seulement ils savaient tout l’amour qui se déverse en nous, sur nous, autour de nous à chaque seconde, tout irait mieux. »
  • Ils le sauront un jour. Chaque chose en son temps. Et puis, à ton échelle, tu faisais ce que tu pouvais pour transmettre ce message autour de toi.
  • Tu penses à ce jour où je discutais avec une des mes amies de l’époque. Nous étions dans son hall d’entrée et je lui ai dit : « Regarde, regarde, tout autour de nous, il y a de l’amour, tu as juste à tendre ta main ». J’ai mis ma main en forme de coupelle et simplement j’ai récolté de l’amour dans l’air pour lui montrer.
  • Tu parlais si librement de tes expériences.
  • J’avais tellement envie de partager. Je ne voulais pas prêcher ni convaincre, ça n’aurait eu aucun sens. Lorsque j’étais dans cet état, je savais intimement que le cours du monde menait inexorablement à l’amour. La force était inutile. Mais par contre, je voulais témoigner de mon vécu.
  • Tu n’avais pas peur d’être authentique à cet égard même si tu te conformais encore beaucoup aux attentes de la société.
  • Je continuais des études qui ne faisaient plus aucun sens pour moi, par obligation. Le reste du temps, je passais mon temps libre à lire des écrits théologiques et des récits de mystiques. J’allais à la médiathèque Marguerite Duras dans le 20ème et j’empruntais tout ce que je trouvais concernant les spiritualités asiatiques.
  • Tu découvrais les kōans, ces énigmes spirituelles utilisés pour enseigner le zen.
  • Et bien d’autres choses encore, les boddhisattvas, le samsara, le satori ! Plein de concepts qui cartographiaient ce territoire invisible que je visitais depuis plusieurs mois.
  • Tu n’étais plus cantonnée à Internet comme en Hollande. Ta soif de connaissance trouvait des formes de réponses dans ces livres.
  • Les récits de mystiques avaient le plus d’impact sur moi. J’y trouvais un miroir dans un environnement qui n’avait que faire de la spiritualité.
  • Tu rêvais de faire comme eux, de poursuivre pleinement le chemin spirituel.
  • En tout cas, je me questionnais. Ma vie était faite de ces expériences. Plus rien d’autre ne m’intéressait vraiment. Je devais constamment me contorsionner pour me faire rentrer dans une case qui ne m’appartenait plus.
  • Pourquoi n’es-tu pas partie ?
  • J’avais peur de tout lâcher. J’étais toujours attachée, pas à un cadre matériel, mais à une identité familiale qui me définissait. J’étais coincée entre deux voies qui ne me satisfaisait pas complètement, le monde matérialiste et une vie monacale que je n’étais pas complètement prête à embrasser.
  • Entre les deux, tu as tout de même réussi à te forger un chemin.
  • Le Tao Te King m’a aidé. Je l’ai découvert à cette période de ma vie. C’était une révélation ! Ce long poème de quatre-vingt-un chapitres était la plus belle et juste description des lois de l’Univers que j’avais jamais lu. Chaque phrase sonnait parfaitement juste avec tout ce dont je faisais l’expérience. La capacité de Lao Tseu à synthétiser des vécus si indicibles m’éblouissait. Comment un homme si sage et juste avait pu fouler la Terre ?
  • Ce texte est un tel ovni parmi les récits religieux. Il se satisfait seulement de ce qui peut être dit et dans cette sobriété, il laisse rayonner la vérité.
  • J’aurais pu épouser ce texte comme une nonne se donne à Dieu.
  • C’était peut-être là ton travers. Tu as trouvé en lui un Dieu auquel tu te soumettais.
  • Ses sagesses étaient le divin incarné. Il mettait en avant le non-agir, une forme de passivité qui laisse le cours des choses s’accomplir, sans interférence. Il garantissait l’alignement avec la Voie. Je voulais m’y conformer.
  • La non-action, n’était-ce pas aussi une fuite ? Une forme de désertion ennoblie ?
  • Peut-être que c’est cela qui me plaisait. La non-action libère de la responsabilité. On évite le doute lié à l’action. Et puis on ne subit plus les conséquences favorables ou défavorables de ses actes.
  • Tu avais besoin de ce repos, de ce retrait.
  • Le non-agir tempérait la violence qui existait encore en moi. Je découvrais une autre partie de moi-même, plus calme, moins sur la défensive.
  • Tu appliquais les préceptes taoïstes avec une rigueur implacable. Tu en faisais un dogme.
  • Je me faisais du mal. Je voulais tellement bien faire. Je voulais penser juste, dormir juste, manger juste. Je posais sur mon esprit une camisole puritaine dans le but d’échapper à la douleur. J’avais tellement peur que ces sensations divines me quittent. Je pensais que cet ascétisme les retiendraient. Sans elles, ma vie n’était que souffrance. Alors je m’éclipsais dans le non-agir.
  • Dans cette tentative de ne pas agir, ne penses-tu pas, justement, que tu agissais ?
  • Si, mais ce contrôle m’était indispensable. Être librement moi-même était trop douloureux.
  • Réprimer l’ego est plus facile que l’aimer.
  • C’est sûrement ce qui me séduisait dans toutes ces spiritualités asiatiques. Chacune d’entre elle glorifiait les vertus du stoïcisme et la chute de l’ego. Quand on ne s’aime pas, cette posture est un refuge bienvenu.
  • Au même moment, tu apprenais à écouter ton corps. Cela compensait ta rigidité mentale.
  • J’avais rejoint le centre de Yoga Sivananda. Il était empreint de religion hindoue. On y pratiquait le Hatha Yoga. Il y avait aussi des cours de cuisine ayurvédique et des satsangs, des moments de communion collectifs au cours desquels nous méditions et chantions ensemble.
  • Les encadrants portaient toujours de belles tenues jaunes ou oranges. Ils parlaient toujours d’une voix douce et posée.
  • Ils semblaient sereins et je pense réellement qu’ils l’étaient. Bien que la pratique était religieuse, l’ambiance n’était pas sectaire.
  • Il y avait une petite librairie où tu te fournissais.
  • J’y découvrais des récits de mystiques que je ne connaissais pas encore et des plus amples explications sur la vie d’un yogi.
  • La grande salle de pratique était particulièrement belle. Elle possédait une grande verrière sous laquelle tu prenais le temps de t’ouvrir à ton corps.
  • Les cours m’offraient ce que je recherchais. J’avais tenté différents types de Yoga ces derniers mois. Je n’aimais pas ceux centré sur la performance. Je voulais prendre le temps de ressentir chaque mouvement, sans pression.
  • Chaque séance était exactement la même. Ça commençait par une prière.
  • Et puis on faisait nos salutations au soleil et un enchaînement de postures d’abord au sol puis debout. Le but n’était jamais de réussir une posture mais plutôt d’ouvrir un espace dans son corps et de l’explorer.
  • Tu étais tellement déconnectée de celui-ci depuis ta plus tendre enfance.
  • Il contenait tant de maux que je libérais doucement, une séance de Yoga après l’autre. Le Yoga m’apprenait à le guérir. Je lui parlais et je l’écoutais.
  • Et il en avait, des choses à te dire !
  • De belles choses. Chaque sensation, plaisante ou désagréable, voulait juste être vue, ressentie pour me libérer d’un poids du passé. J’en devenais si légère. Un jour, en sortant d’un cours, j’ai vu mon corps énergétique léviter. Mes pieds foulaient le sol. Mais mon corps subtil s’envolait. J’étais en apesanteur. Sur le boulevard, les passants se bousculaient et les voitures klaxonnaient mais moi, j’étais une bulle qui traversait tranquillement le monde.
  • Rien ne t’atteignait.
  • Je baignais dans la sérénité qu’apporte la paix intérieure. Elle était fébrile, mais elle commençait à pointer le bout de son nez.
  • Tu l’alimentais énormément. Tu menais un travail spirituel soutenu.
  • Je voyais tellement de bienfaits à toutes les pratiques que je découvrais. Je voulais en profiter au maximum. Après des années de souffrance, cet éveil avait ouvert la porte d’un salut que je chérissais comme la prunelle de mes yeux.
  • Tu le couvais comme on veille sur un feu qu’on a peur de voir s’éteindre si on détourne à peine le regard.
  • Je méditais tous les jours. Et surtout, je découvrais de multiples façons de méditer. La pleine conscience, le travail du souffle avec le pranayama, les méditations guidées, les visualisations. Certaines méditations m’amenaient à m’ancrer profondément dans la matière, à m’unir à l’instant présent. D’autres me poussaient à m’évader.
  • Tu écoutais des méditations guidées un peu farfelues.
  • Je ne l’aurais dit à personne, car je tenais à un certain sérieux, mais j’adorais les visualisations fantaisistes. L’état de conscience dans lequel j’étais les rendait si vives. Je m’y serais crue. Je plongeais avec les dauphins, je rejoignais des anges au centre de l’Univers, je caressais la voie lactée.
  • Tu rêvais. C’est important.
  • C’était amusant ! Les méditations plus austères avaient aussi leur côté fascinant. Quand je rentrais dans une immobilité totale de l’esprit, que plus aucune pensée ne venait troubler mon attention, je me mettais à entendre mon cerveau. Peu de gens le savent, mais le cerveau émet un son, une sorte de bruit blanc continu.
  • Il est noyé dans le flot de nos pensées.
  • Les objets me paraissaient également tous beaucoup plus proches. En pensant, je mettais une distance entre le monde et moi. Quand je mettais la pensée de côté, j’étais pleinement avec mon environnement. Je regardais ma main et la voyais comme je ne l’avais jamais vue. Elle était vivante, réelle et si proche. Idem pour la barre du métro, la poubelle au coin de la rue.
  • Le présent a beaucoup à offrir quand on prend le temps de s’arrêter dessus. C’est une porte vers l’éternité.
  • Et vers la subtilité de notre corps également. Plus je plongeais profondément dans ces états de contemplation, plus mon corps subtil se révélait à moi. Chacun de mes chakras s’éveillait et provoquait des sensations bien distinctes. À la base de ma colonne vertébrale, par exemple, je sentais comme un petit chatouillement.
  • Ton chakra racine.
  • C’était comme le doux crépitement d’un feu de bois. Mon troisième œil, lui, pulsait de manière frénétique. J’avais vraiment l’impression que mon front allait se fendre en deux, pas d’une manière brutale, mais comme pour laisser passer la lumière.
  • Ton cœur était plein de fourmillements.
  • Il était si chaud ! Chaud et large ! Ce bouillonnement emplissait tout mon buste.
  • Et ton crâne, tout en haut, était béant.
  • Il était complètement ouvert vers l’au-delà. Je sentais comme une lueur évasée qui s’élargissait vers le ciel.
  • Le creux de tes reins était complètement bloqué par contre.
  • De temps en temps, je le sentais respirer un peu après un cours de Yoga. Je restais allongée et je le sentais pétiller légèrement. La libération était de courte durée. Le lendemain, mon bas du dos était à nouveau cadenassé.
  • Tu débutais tout juste ce travail avec ton corps.
  • Je découvrais un réseau énergétique complexe dont je ne comprenais pas encore grand-chose. Mais il semblait être la clé de ma guérison.
  • Ton corps continue par-delà ta perception. Tu vis dans une maison dont tu ne connais qu’une seule pièce. Par cette exploration somatique, tu découvrais ce qui était caché du sous-sol au grenier.
  • J’étais si limitée dans mes perceptions auparavant ! Désormais, tout était limpide. Un jour, en marchant vers ma chambre, j’ai compris la nature de la peur. Ce qui n’était qu’une émotion m’est apparu sous une forme matérielle. Elle était comme une brume que je pouvais solidifier ou assouplir à l’aide de ma pensée. Je pouvais jouer avec cette forme. La rendre solide et réelle ou bien la voir comme elle était vraiment, vaporeuse et imaginaire.
  • En la voyant sous tes yeux, tu pouvais enfin la contrôler.
  • Son costume d’épouvante n’avait plus de prise sur moi. J’ai traversé ma chambre calmement. Les peurs peinaient à se cristalliser, j’en savais trop sur leur nature réelle. J’étais libre !
  • Tu étais comme l’homme de Platon qui sort de sa caverne, découvrant les rouages de son aveuglement.
  • Ça n’a pas duré longtemps malheureusement.
  • Ces états de conscience sont tous éphémères. Ils te sont offerts comme des guides. La partie inconsciente de ton être s’en sert pour t’amener à bon port. Elle te montre que le sommet de la montagne existe pour que tu aies le courage de la gravir.
  • Mais produire un état d’apaisement durable, ça allait prendre des années !
  • Ça prendra des années, mais tu verras, tu y arriveras.
  • À l’époque je vacillais encore entre tant de parties de moi-même, les études, la famille et cet éveil naissant. Je me serais bien laissée emporter par cette nouvelle vague. Mais le passé m’enchaînait toujours. J’avais tellement peur de poursuivre ma voie, d’être différente. C’est à ce moment que j’ai découvert Tenzin Palmo.
  • Elle t’impressionnait, je m’en souviens.
  • C’était une femme anglaise qui avait rejoint les ordres bouddhistes. Elle s’était retirée en ermite pendant douze ans dans l’Himalaya. C’était un beau modèle. J’ai lu son livre et je rêvais, comme elle, de partir me dévouer à la pratique spirituelle.
  • Tu étais si jeune et tu pensais avoir besoin d’un cadre.
  • C’est vrai que la vie ne voulait pas que cela soit ainsi. À chaque fois que je cherchais des réponses auprès de pratiquants que je rencontrais et que j’admirais, ils me renvoyaient à moi-même, refusant de me guider. Je le prenais un peu personnellement. Je ne comprenais pas leur distance.
  • Ils voyaient que tu étais destinée à tracer ta propre route spirituelle.
  • Je le savais aussi, au fond de moi. Mais j’étais tellement confuse. Je voyais cette incertitude comme un problème à résoudre. Ce qui m’aidait, tout de même, c’est que je savais que ça n’était pas la première fois que je vivais l’éveil. Je sentais au fond de ma poitrine le long de mon dos toutes les renaissances qui étaient liées à ma vie présente. Je n’avais aucune précision sur leur nature et cela m’importait peu. Je ressentais juste que des centaines de vies avaient forgé celle qui m’était offerte aujourd’hui. Et que dans plusieurs d’entre elles, j’avais déjà levé le voile du monde matériel.
  • Tu percevais le cycle des renaissances dans ton dos. Tu l’as vu, un soir, alors que tu dessinais dans ta chambre.
  • Ma deuxième vision ! J’ai levé mon pastel gras et arrêté de dessiner tellement l’impression était forte. Brusquement, j’ai plongé dans un noir complet. Je flottais au centre d’un vide immense.
  • Tu étais à la source de la réalité.
  • Des flots lumineux se mettaient à apparaître. Ils émanaient d’un centre que je ne voyais pas et se mouvaient en forme courbe de haut en bas. Leur charge était massive. Les mots me manquent pour en décrire la taille. Tout était gigantesque. Des milliards de ces masses d’énergie chutaient et je savais que chacune d’entre elles correspondait à une vie. À la fin de leur chute, elles retrouvaient ce centre que je ne voyais pas pour mieux réapparaître et chuter à nouveau. Il y avait à la fois quelque chose de sublime et de profondément violent dans ces formes tentaculaires qui vrombissaient en tombant.
  • Une avalanche de vies !
  • Qui renaissaient à l’infini. Tranquillement, je suis revenue au pastel gras dans ma main et à ma réalité présente. Mon corps vibrait encore légèrement de l’euphorie de cette vision.
  • Tu avais tellement envie de la dessiner !
  • Mais comment ? Les mots arrivent à peine à en décrire le gigantisme et la complexité. Il m’aurait fallu le génie d’Escher ! Rien n’était vraiment à l’envers ou à l’endroit, en haut ou en bas.
  • C’est vrai que ces visions ne sont qu’une interprétation de ces espaces. Ils te sont montrés et ton cerveau en produit une image qui t’est compréhensible, mais pas forcément exacte.
  • Absolument ! Toute description, tout dessin manque cruellement de fidélité. Mes souvenirs eux-mêmes sont biaisés par les failles de ma mémoire.
  • Comme ce souvenir de ces lumières que tu as vues sur ton balcon.
  • Je voyais les toits de Paris. Ils s’étendaient au loin et le ciel les surplombait. Subitement, des scintillements se sont superposés à ma vision. On aurait cru que les deux dimensions dans lesquelles j’évoluais s’hybridaient sous mes yeux.
  • Dans l’une, tu étais à Paris, sur le balcon de ton appartement. Dans l’autre, tu étais dans le plus lointain espace métaphysique que tu aies jamais visité.
  • Ces scintillements s’étendaient à perte de vue. Je ne saurai l’affirmer avec certitude, mais il semblait que chacun de ces points lumineux était un univers naissant. Comme une pouponnière de réalités !
  • Aujourd’hui, cela me fait penser aux innombrables univers que Vishnu engendre et détruit avec son souffle. Tu découvriras cette histoire d’ici quelques années.
  • Pour l’instant, j’étais juste bouche bée. J’entrevoyais l’immensité de ce qui produisait la vie et j’étais dépassée. En voyant ça, je me suis dit que la pensée humaine était si risible, minuscule et ignorante en comparaison.
  • Elle l’est, mais elle n’est pas insignifiante pour autant. Le grand a besoin du petit autant que le petit a besoin du grand. Ils sont uns.
  • En tout cas, ce va-et-vient entre l’infiniment grand et l’infiniment petit n’était pas facile à gérer pour ma conscience.
  • Heureusement, après cette première année riche en expériences, tu découvris le Qi Gong.
  • Un élève de mon école avait sollicité une enseignante de Qi Gong pour donner des cours pendant la semaine. Elle avait une aura un peu mystique, ce petit bout de femme.
  • Cela te rassurait. Tu sentais qu’elle avait emprunté le même chemin que toi.
  • Je me sentais moins seule. Lors du premier cours, nous avons passé des dizaines de minutes à juste rester debout et ancrer nos talons dans le sol. Réapprendre à se tenir debout, à observer son lien à la Terre, c’était déjà si puissant.
  • Tu marchais sur la pointe des pieds depuis ton enfance.
  • Et comme par magie, après ce premier cours, j’ai presque totalement arrêté ! Je m’étais rendue compte que mes talons existaient.
  • Les maux ont rarement besoin de plus qu’un peu d’attention.
  • Je le réalisais au fil des séances. Cette pratique était encore mieux que le Yoga. J’étais toujours frustrée lors des séances de Yoga car tout allait trop vite. Je voulais rentrer dans chaque seconde de chaque minute, dans chaque subtilité de chaque mouvement et le Qi Gong m’offrait cela.
  • Cette pratique, c’est comme assister au tissage délicat d’une dentelle énergétique.
  • Oui, en ralentissant à l’extrême chaque mouvement, je m’ouvrais à un monde de sensations exquises. À partir de cette lenteur, j’observais tous mes fascias et des parties subtiles de mon corps se réorganiser. Tout doucement, le Qi bougeait.
  • Il se meut si subtilement, mais son impact est impressionnant.
  • Lors des cours, certains se mettaient à pleurer. Pourtant, tout ce qu’on faisait, c’était soulever nos poignets jusqu’à nos épaules.
  • Je sais bien. On néglige l’invisible mais, en grande partie, c’est lui qui nous gouverne.
  • Plus je pratiquais le Qi Gong, plus j’arrivais à intégrer délicatement mes expériences. Elles étaient à la fois plus intenses et plus douces.
  • Tu t’alignais. Au lieu de s’affronter, les forces contraires en toi trouvaient un agencement fécond.
  • Je me demandais comment des êtres humains avaient fait pour découvrir ces gestes. Quel cadeau pour l’humanité !
  • Ils méritent toute notre reconnaissance, c’est sûr.
  • Cette seconde année débutait bien. Je souffrais toujours de ces études que je peinais à finir, mais je construisais lentement des bases spirituelles qui m’aidaient à tenir.
  • Tu as rejoint un groupe de jeunes méditants.
  • C’était agréable de voir des adultes de mon âge s’orienter sur ce chemin spirituel. Nous nous retrouvions une à deux fois par mois dans l’appartement d’un membre du groupe. Nous méditions pendant une trentaine, quarantaine de minutes en silence puis nous animions un petit groupe de paroles.
  • Les gens étaient vrais et vulnérables. À Paris, où les faux-semblants règnent en maître, c’était presque inespéré !
  • J’y parlais de ma solitude, de ma difficulté à me sentir connectée à un environnement qui ne me ressemblait pas. J’aimais aussi les sensations de la méditation en groupe. On partageait le temps, son déroulé. Même si on ne les touchait pas, on sentait la chaleur des corps des personnes à nos côtés. C’était très intime.
  • Tu te sentais plus proche de ces inconnus que tous les gens que tu devais fréquenter dans le cadre de tes études.
  • Tellement plus proche. Ensemble, on cherchait l’authenticité. On ne divulguait pas tout mais cela n’était pas nécessaire. Cette intimité était plus liée à notre présence qu’à nos longs discours. On acceptait d’être réellement présents aux autres.
  • Ça vaut tout l’or du monde.
  • Au-delà de la présence que je cultivais avec moi-même, c’était ce genre de connexion qui me ressourçait.
  • Ce groupe dépendait d’un monastère bouddhiste basé dans l’arrière-pays bordelais.
  • Oui, ce monastère avait été fondé par un moine particulièrement reconnu. Les autres méditants parlaient souvent de ce lieu en des termes dithyrambiques.
  • L’un deux y avait même passé six mois.
  • Je rêvais de faire comme lui. Par leur biais, j’avais appris que des retraites étaient organisées pendant l’été. Toute l’année, je n’ai attendu que ça. J’avais tellement hâte d’être enfin dans un endroit où je pourrais vivre pleinement mes expériences spirituelles, entourée de gens qui me comprendraient.
  • Tu idéalisais cet endroit.
  • J’avais totalement confiance en ce qu’il pourrait m’apporter. Je connaissais bien les textes du moine qui l’avait fondé et je les portais dans mon cœur. Tous les gens qui y étaient allés n’en disaient que du bien. À l’automne, aussi, j’avais pu passer une demi-journée dans une petite maison de nonnes bouddhistes détachées du monastère. Elle se situait en bord de Marne et j’en avais aimé les méditations et les moments d’échange.
  • C’est vrai que vous aviez fait de la marche méditative en bord de Marne, je m’en rappelle maintenant.
  • Pendant tous ces mois, pour moi, c’était certain que cette retraite serait décisive. J’allais goûter à la vie monastique et voir si cela me plaisait.
  • Elle coûtait une petite somme d’argent.
  • Cela me paraissait un peu bizarre car je pensais que les retraites monastiques étaient censées être gratuites mais j’avais confiance en ce lieu. J’ai donc fait ma réservation pour une semaine à la fin du mois de juillet.
  • Tu as pris le train pour Bordeaux.
  • Et un second jusqu’à un petit village. À l’arrivée, des petites navettes m’attendaient. J’étais surprise que l’on soit aussi nombreux à embarquer. Dans ma tête, une retraite monastique était quelque chose de très solitaire. Un monastère n’accueille qu’un ou deux retraitants à la fois.
  • Tu n’étais pas au bout de tes surprises !
  • En effet, en arrivant sur le lieu, on nous a présenté une maison composée de plusieurs grands dortoirs et de salles de bain communes. Je n’avais toujours pas vu de nonnes. Un portrait du moine fondateur était accroché sur le mur.
  • On était loin de la retraite solitaire.
  • Je ne comprenais pas exactement ce qui m’arrivait. J’étais très confuse. Par la suite, on nous a montré le reste des bâtiments. Il fallait traverser la route pour y accéder. Il y avait tout d’abord une cantine avec un self où nous étions censés récupérer notre nourriture. Puis, un énorme espace vert de la taille d’un parc. Au fond du domaine se trouvait un dernier bâtiment dédié à la pratique spirituelle.
  • Lors de ta première visite, tu ressentais déjà un inconfort. Mais tu tentais de rester optimiste. Tu avais mis tellement d’espoir dans cette retraite.
  • Je m’asseyais en tailleur dans l’herbe pour méditer mais je n’y arrivais pas. Quelque chose dans l’air m’en empêchait. Mes instincts étaient aux aguets.
  • Des bénévoles t’avaient expliqué que les retraitants étaient répartis en groupe.
  • Chaque groupe avait un nom et était censé manger et faire des activités spirituelles ensemble. À ce point, je me demandais où étaient passées les nonnes. Il semblait y avoir au moins une centaine de retraitants.
  • Ils portaient des t-shirts avec écrit le mot ‘compassion’ dans un style qui rappelait les calligraphies chinoises.
  • Ils les achetaient dans la petite boutique située derrière la cantine, au bord du parc. Ce magasin vendait des carnets, des stylos et tout un tas d’autres objets promotionnels à l’effigie du monastère.
  • C’était étrange qu’ils vendent des objets alors qu’ils étaient censés louer les vertus du dépouillement.
  • Je comprenais le besoin de rentabilité afin d’assurer la survie des nonnes, mais pourquoi vendre des objets alors que le moine fondateur vendait déjà tant de livres à travers le monde et que la retraite était payante ?
  • Le premier jour, tu as commencé à discuter avec d’autres retraitants.
  • Ça n’annonçait rien de bon. La plupart semblait très déconnectés, apathiques. En fin d’après-midi, j’avais rejoint la discussion d’un petit groupe. Une jeune adolescente racontait que sa mère l’emmenait dans ce monastère tous les étés. D’après elle, ce lieu opérait un lavage de cerveau sur les gens qui s’y rendaient.
  • Cela t’avait marqué. Même si tu n’avais encore rien vu, au fond de toi, tu la croyais.
  • Mais j’avais tellement envie qu’elle ait tort. Je me sentais au bord d’un précipice. Je ne pouvais pas accepter que cet endroit soit si éloigné de ce que j’avais imaginé.
  • Le rêve de cette retraite avait été ton ancre. Il t’avait permis de tenir pendant ces dernières années d’études.
  • Les activités spirituelles prévues étaient assez grotesques. Nous devions chanter des chansons en l’honneur de la pleine conscience. Au-delà du ridicule, certaines activités me mettaient extrêmement mal à l’aise.
  • Les groupes de paroles.
  • On s’asseyait en rond et les gens s’exprimaient un à un. Ils n’avaient rien à voir avec les groupes de paroles que nous animions à Paris. Ceux-ci avaient toujours été très sains. Là, les gens livraient des traumatismes beaucoup trop profonds pour ne pas être encadrés par des professionnels. Nous n’étions pas aptes à accueillir cela.
  • Aussi, au fil de leurs témoignages, ils n’hésitaient pas à glorifier le moine fondateur.
  • La plupart des retraitants revenaient chaque année et avaient eu l’occasion de le voir. Ils racontaient que le voir marcher était plus beau que de le voir en état de méditation. Ils le vénéraient. Cela me glaçait le sang.
  • C’était si éloigné de ton approche spirituelle basée sur la quête intérieure, l’absence de dogme ou de maître.
  • Le plus troublant, je crois, c’était cette règle qui régnait à travers le monastère. À chaque fois que nous entendions un gong sonner, ce qui arrivait presque toutes les heures, nous devions nous figer afin de revenir au moment présent.
  • Tu ne la respectais pas très bien d’ailleurs.
  • Lorsque je l’enfreignais et que je continuais à bouger, quelqu’un à côté de moi me prenait le bras pour me rappeler à l’ordre. Je n’en pouvais plus. Je dansais à côté de la maison pour me défouler et me sentir libre.
  • Par chance, tu n’étais pas la seule à remettre en question ce carcan.
  • Dès le troisième jour, avec plusieurs autres retraitantes, nous avons décidé de mettre de côté les activités et d’aller explorer la région. Nous partions le matin visiter les villages alentour et en fin de journée, nous terminions au bar qui se trouvait à côté du monastère.
  • Tu trouvais ça comique de te rendre à l’autre bout de la France pour méditer et de finir par boire des verres de vin rouge dans un petit café de campagne.
  • C’était tellement plus sain ! La serveuse était rayonnante de simplicité. J’aimais son sourire franc quand elle prenait notre commande. Il n’avait rien à voir avec la félicité forcée que la plupart des retraitants s’obligaient à simuler.
  • Le soir, tu retournais au monastère la boule au ventre.
  • À l’approche de ce bâtiment austère, j’avais l’impression qu’une chape de plomb faite de règles tacites et de tabous insidieux s’abattait sur moi.
  • Mais au milieu de la semaine, tu as quand même décidé de participer au grand rassemblement prévu pour réunir tous les retraitants.
  • Le petit monastère où je me trouvais n’était qu’une petite partie de ce complexe religieux. Il était composé de plusieurs petits hameaux le long de la vallée. Nous étions un des plus petits et il était prévu que des cars nous emmènent jusqu’au plus grand.
  • Tu voulais donner une dernière chance à ce lieu. Voir si c’était pareil dans les autres hameaux.
  • L’endroit où je logeais me paraissait déjà immense. J’étais curieuse de voir la dimension de ce petit village religieux. En arrivant, je ne fus pas déçue. Le plus grand des hameaux était composé d’édifices massifs. Le terrain était gigantesque tout comme l’énorme gong qui trônait fièrement au centre du parc.
  • Il devait y avoir un millier de personnes présentes.
  • Plusieurs centaines au moins ! La journée a débuté par une grande réunion dans la bâtisse principale. Nous étions tous assis en tailleur vers la scène où se succédaient des prises de paroles de retraitants ou de nonnes.
  • Je m’en rappelle ! Une des nonnes se sentait coupable d’avoir été pressée de prendre le car. Elle n’avait pas respecté la pleine conscience et se confessait en public.
  • Un autre retraitant nous parlait de sa vision de la spiritualité et nous invitait à acheter son livre à la fin de ce moment de partage.
  • Tu étais abasourdie.
  • Et en colère. Après être sortie rapidement, j’étais partie m’asseoir en haut du vallon pour digérer ce que je venais d’entendre.
  • Tu voyais les centaines de gens sortir de la bâtisse et se disséminer dans le parc.
  • Soudain, le gong a retenti et j’ai vu des centaines de personnes s’immobiliser simultanément. C’en était trop pour moi. Il fallait que je parte.
  • Le soir même, tu n’arrivais pas à dormir.
  • J’ai donc demandé à une de mes camarades de chambre « Est-ce que tu dors ? ». Depuis le début de la semaine, elle partageait mon désarroi. Elle m’a répondu que non, et nous sommes sorties dehors pour parler.
  • Vous étiez assises dans le jardin. La nuit était sombre et vous pouviez voir quelques étoiles.
  • Nous avons discuté de notre effroi commun. Et au fil de la conversation, nous avons décidé de partir le lendemain, juste après le petit déjeuner. Nous ne savions pas comment nous allions faire mais il fallait partir.
  • En rentrant dans le dortoir, tu as jeté un dernier regard effrayé sur la photo du moine fondateur.
  • Avant de nous coucher, nous sommes allées dans la salle de bain. Il nous fallait une source lumineuse pour scanner nos documents d’identité et accéder à la plateforme de location d’appartement.
  • Vous vouliez vous rendre sur Bordeaux et profiter des derniers jours de cette semaine loin de ce lieu.
  • Le lendemain matin, nous avons pris nos sacs et nous sommes allés nous planter au carrefour le plus proche pour faire du stop. Il n’y avait presque personne. Nous avons commencé à marcher. On désespérait de trouver quelqu’un.
  • Mais un vieux monsieur passait par là.
  • Et il nous a emmené jusqu’à une grande voie où nous allions pouvoir trouver d’autres voitures. Deux femmes ont eu pitié de nous et nous ont déposé jusqu’à une gare connectée à Bordeaux.
  • Tu étais pleine d’adrénaline et tu n’avais pas encore pu digérer tes émotions liées à cette retraite.
  • Tout est remonté d’un coup lorsque nous sommes arrivées à notre logement. J’étais dévastée. J’avais toujours été plutôt anti-cléricale et je savais que les dérives sectaires étaient courantes. Mais j’étais certaine que le Bouddhisme sortait du lot. Le Bouddha avait toujours prôné l’autonomie spirituelle. Je ne comprenais pas comment l’essence d’un discours aussi pur que le sien puisse mener à l’emprise spirituelle que j’avais eu sous les yeux.
  • Ta foi et ta confiance en la spiritualité ont été fracturées ce jour-là.
  • J’avais l’impression d’avoir fait si attention. Je m’étais tant appliquée à échapper aux travers des récits religieux. Comment la vie avait pu me mener là ? À quoi servait toutes ces heures de pratique, tout ce travail de confiance en le cours des choses si c’était pour m’amener là ? J’avais l’impression d’être victime d’une farce.
  • Peut-être que la vie voulait te montrer qu’aucun guide ou discours extérieurs à toi-même ne saurait remplacer l’écoute de soi. Tu sais ce que l’on dit dans le Bouddhisme zen : « Si tu rencontres le Bouddha, tue le Bouddha ».
  • Il était mort, nul doute. Je prenais conscience que même le plus juste des discours, à mes yeux, était limité et en proie aux pires déformations. Cette réalisation était cataclysmique. Un attachement s’effondrait et je ne pensais pas savoir faire sans.
  • Tu as fait un rituel ce soir là.
  • Oui, j’étais allongée sur le lit de notre chambre et j’ai imaginé un feu vert qui brûlait chaque particule de mon corps physique et subtil. Je me purifiais de cette expérience déconcertante.
  • L’amie avec laquelle tu étais partie traversait la même chose que toi.
  • Elle aussi s’était orientée sur une quête spirituelle depuis quelques années et avait été beaucoup aidée par les textes de ce moine fondateur. Nous avons pu partager notre désillusion et nous soutenir émotionnellement. Ces derniers jours avaient été agréables.
  • Vous aviez pique-niqué le long de la Garonne et flâné dans les rues.
  • C’est plutôt l’après qui a été difficile. J’avais perdu ma base spirituelle et j’étais complètement troublée. Je n’arrivais plus à faire confiance à mes ressentis spirituelles. J’avais l’impression que mon intuition m’avait trahie. Je la maudissais.
  • C’est elle qui t’a emmené là bas. Mais c’est aussi elle qui t’en a sorti et qui t’a prévenue dès que tu as posé un pied sur cette terre que quelque chose clochait.
  • Peu importe. J’étais sidérée. Il n’y avait plus que la raison et le matériel qui comptait désormais. Pendant plusieurs mois, je ne voulais plus entendre parler de spiritualité.
  • Tu ne voulais même plus faire du Yoga et du Qi Gong. Tu as dû attendre un peu pour reprendre tes pratiques.
  • Petit à petit, je les ai réintroduites dans ma vie. Je me suis laissée le temps. Elles me faisaient du bien et m’aidaient à guérir. Mais désormais, je repoussais quelconque expérience spirituelle qui se présentaient à moi. Je n’en voulais plus.
  • Tu as mis ton mysticisme en dormance.
  • Malgré cette répression spirituelle, j’étais toujours marquée par ce que j’avais vécu. Le Tao Te King reposait encore dans ma bibliothèque et je le consultais de temps en temps.
  • Durant cinq années, tu as refusé de ressentir. Mais tu essayais tout de même de retranscrire ton expérience à travers l’art.
  • J’ai d’abord commencé par de grandes compositions de pastel gras. Je représentais des figures humaines faites de fils, cherchant à capturer l’essence de ce que j’avais vu. Il n’y avait aucune volonté de réalisme car j’aurais été incapable de reproduire fidèlement ces réseaux d’énergie qui nous traversent. Je voulais plutôt donner forme à l’idée d’un corps éthéré et poreux.
  • Puis tu as commencé à écrire des poèmes.
  • J’étais entre deux emplois et j’avais beaucoup de temps à perdre. Je me suis donc amusée avec les mots. C’était cathartique. Je pouvais y mettre toute la violence de cette désillusion qui m’avait accablée lors de ce séjour au monastère. Et aussi toute la beauté de cet éveil. Malgré mon désenchantement, je voulais honorer la splendeur de ces instants d’extase.
  • Ces années étaient remplies de moments d’introspection profonds. Peu à peu, tu t’es retirée du monde et tu as profité de ce temps pour guérir psychologiquement.
  • Il y avait tant de choses à soigner : ce désenchantement spirituel, les blessures de mon enfance encore irrésolues, et les abus relationnels que j’avais connus par le passé.
  • Tu lisais beaucoup de livres et d’articles de psychiatrie en plus des thérapies que tu suivais.
  • Ces lectures, avec mes pratiques spirituelles, c’est ce qui m’a le plus aidé. Je m’instruisais sur le fonctionnement d’un cerveau traumatisé. Je me faisais faire des exercices d’écriture. Ainsi, je réécrivais les croyances délétères qui s’étaient enracinées en moi.
  • Avec le Yoga et le Qi Gong, tu rééduquais ton système nerveux.
  • Oui, il avait besoin d’être stabilisé et de retrouver sa souplesse. J’étais constamment en état d’hypervigilance auparavant. Grâce à ces pratiques, je réapprenais à mon système à se détendre.
  • Et ça marchait !
  • Miraculeusement bien ! Cela m’a pris des années de pratique, mais au fil du temps, je sentais que mon corps allait mieux et donc mon esprit suivait.
  • Le cerveau interagit en permanence avec le système nerveux autonome pour adapter le corps à chaque situation. Plus ton système nerveux intégrait une logique de relaxation, moins ton cerveau s’emballait. Avant, lorsqu’il détectait un danger, un système d’alerte s’activait aussitôt, ce qui provoquait des pensées encore plus effrayantes. Tu étais piégée dans un cercle vicieux. Désormais, lorsqu’un signal de danger apparaissait, ton système nerveux répondait de façon plus nuancée.
  • C’était sublime de voir à quel point il est possible de guérir.
  • L’écoute de soi ouvre beaucoup de portes.
  • Après quelques temps, j’ai déménagé à Marseille pour être loin de tout ce qui m’était familier. Je profitais de la nature environnante pour marcher pendant des heures. Ma vie se faisait de plus en plus solitaire.
  • Tu rencontrais de nombreuses dynamiques sociales corrompues que tu cherchais désormais à fuir.
  • Tout au long de ma vie, je m’étais engagée dans des associations et des lieux de défense de la nature et des droits humains. Mais plus je m’engageais, plus je voyais à quel point les êtres humains recréaient les mêmes dynamiques de pouvoirs malsaines quelles que soient leurs valeurs affichées.
  • Tu n’avais plus foi en le collectif et tu t’étais réfugiée dans la nature.
  • C’est avec elle qu’a débuté mon deuxième éveil spirituel. J’allais avoir vingt-huit ans. Cela faisait plusieurs mois que j’avais repris des cours de Yoga Kundalini à côté de chez moi. J’y allais chaque semaine avec une de mes bonnes amies.
  • L’enseignante était extraordinaire.
  • Elle était tellement excentrique ! On pratiquait dans la maison de quartier. Le bâtiment était dans son jus mais nous avions la chance d’être dans une belle salle de danse. Elle possédait de grandes fenêtres qui donnaient sur le cours Julien.
  • Les arbres commençaient à peine à bourgeonner à cette époque-là.
  • L’enseignante, fidèle à la tradition du Yoga Kundalini, portait toujours de grands habits blancs et se couvrait la tête. J’avais déjà pris quelques cours de ce type de Yoga. J’avais été un peu refroidie par sa brutalité. Pour autant, cette enseignante élaborait des séances extrêmement douces.
  • Douces mais puissantes.
  • Peut-être puissantes parce que douces. Elles étaient à son image. Elle représentait une spiritualité très libre, non prosélyte, mais assumée. Elle ne cherchait pas à s’imposer mais elle ne se cachait pas non plus.
  • Tu aspirais à imiter cette posture.
  • Secrètement, oui. Mais en parlant ouvertement de spiritualité, j’avais encore trop peur d’alimenter les dérives sectaires que je voyais éclore tout autour de moi. Je préférais dissimuler tout lien avec l’invisible.
  • Je comprends. Il m’a fallu du temps pour savoir comment en parler.
  • Elle rayonnait de sérénité. Elle ne tentait pas d’imiter ce stoïcisme austère valorisé dans les milieux spirituels. Elle dégageait plutôt une aise de soi.
  • Te rappelles-tu ce qu’elle disait à la fin de chaque cours ?
  • C’était presque comique. À chaque fois, nous finissions le cours en retard et elle s’écriait : « Zut ! On ne va pas pouvoir faire la prière à l’Univers ! Tant pis, ça sera pour la prochaine fois ! ». Elle était pleine de flexibilité, dans son corps mais aussi dans sa tête.
  • Tu ne le savais pas encore, mais ces cours ouvraient doucement un nouveau chapitre dans ta vie.
  • À chaque séance, je me reconnectais à des sensations que j’avais réprimées depuis si longtemps.
  • Si le premier éveil était un appel du Ciel, celui-ci venait de la Terre.
  • Je me fondais en elle. Ma relation aux végétaux était fusionnelle. J’étais devenue obsédée par les plantes à fleurs. Ce n’était pas juste un intérêt ou une passion. J’avais toujours été fascinée par le monde végétal mais là, c’était comme un coup de foudre enivrant qui a envahi ma vie.
  • Tu regardais des documentaires sur les plantes, tu t’étais inscrite à la Société d’Horticulture des Bouches-du-Rhône. Tu allais te connecter aux plantes dans les calanques et dans les parcs alentours. Tu t’unissais à elles spirituellement.
  • Elles me régénéraient complètement. Elles essayaient de me transmettre leur sagesse. À travers mes recherches, j’apprenais qu’elles n’étaient pas seulement belles mais fortes et résiliantes. Malgré leur apparente fragilité, elles développaient depuis des millénaires des stratégies d’adaptation et de régénération terriblement ingénieuses.
  • Elles étaient les meilleures guides que tu aurais pu trouver.
  • Et je les aurais suivi au bout du monde ! Mon contrat de travail allait se terminer et j’envisageais de reprendre une formation pour devenir jardinière-botaniste, mais le destin en a décidé autrement.
  • Il ne cherchait pas à te contraindre, mais plutôt à te montrer sans détour où chacune de tes réflexions, de tes voeux, de tes actions trouveraient leur sens.
  • Je crois que tout a commencé avec ce poème que j’ai écrit : « Réitération ». J’y établissais un parallèle entre la manière dont les arbres se régénèrent et le processus par lequel je me déracinais de mes anciennes identités pour m’ancrer dans une nouvelle version de moi-même.
  • Il était si court mais tout était dit.
  • Le lendemain, je suis allée voir une ostéopathe que j’avais déjà vu plusieurs fois. Je n’aimais pas sa vision de la vie mais elle possédait des pouvoirs de guérison que j’avais rarement vus auparavant.
  • C’était la dernière fois que tu t’y rendais.
  • À la fin de la séance, elle me dit « Tu vas recevoir ton héritage spirituel ». Ce jour-là, comme je le racontais dans mon poème, c’est comme si j’avais ouvert un portail sur une dimension parallèle dont je ne pourrais pas sortir.
  • Tu as bifurqué sur la voie énergétique qui était faite pour toi.
  • Les sensations étaient extraordinaires. Jour après jour, je sentais mon corps énergétique s’envoler. Deux réalités s’installaient en moi, une dimension matérielle qui suivait son cours et une dimension analogue faite d’impressions sidérantes et d’intuitions mystiques.
  • La montée fut très progressive.
  • De semaine en semaine, les pulsations qui accompagnaient cet éveil gagnaient en intensité. Mon troisième œil s’était complètement ouvert. J’avais l’impression que l’ADN énergétique de mes cellules se métamorphosait. Mon corps subtil s’actualisait.
  • Le tout bercé par une sensation d’amour intense.
  • L’amour était bien là mais ça n’était pas le même qu’au cours de mon premier éveil. Sa sagesse était incarnée, pragmatique.
  • Un amour venu de la Terre.
  • Je n’acceptais plus le sacrifice. Je ne voulais plus tout donner de moi. Je ne voulais plus me valoriser dans une dissolution flatteuse de l’ego comme je l’avais fait auparavant.
  • Tu voulais conjuguer l’amour universel et l’ego.
  • C’était à l’opposé de toutes les traditions spirituelles que j’avais connues jusque-là. Mais après tout ce que j’avais traversé et observé sur la nature humaine, cela me paraissait profondément juste.
  • Le don de soi n’est pas mal en soi, mais face aux travers fondamentaux de la nature humaine, il se révèle souvent vain.
  • Je ne voulais plus faire du bien en me faisant du mal. Je ne savais pas encore comment j’allais réunir cette pulsion de vie individuelle et cet amour pour l’humanité mais pour l’instant, je profitais de la justesse de ce nouveau schéma qui voulait s’incarner en moi.
  • Tu rayonnais en gambadant dans les rues.
  • Je marchais pendant des heures et je dansais sur de la house dans ma chambre. J’avais besoin de me défouler. L’énergie qui vibrait en moi était faramineuse. Cette dimension parallèle semblait surgir d’une fournaise galactique.
  • Tu avais du mal à contenir ce raz-de-marée sensoriel.
  • Mais je m’en accommodais, c’était si bon, surtout cette semaine, à la fin du printemps, pendant laquelle je me suis totalement dissoute dans un déluge d’amour cosmique.
  • Tu ne pouvais même plus vraiment parler. Ton cœur dépassait ton corps, ton appartement, ta ville. Il faisait la taille de l’Univers.
  • J’étais ivre d’amour. Surtout ce jour où, debout dans mon petit studio marseillais, j’ai à nouveau vu ces masses énergétiques qui engendrent la réalité.
  • Tu étais restée debout, plantée en extase pendant des heures.
  • D’abord, j’ai reçu des messages concernant la nature de l’amour. Je réalisais qu’il était gratuit, qu’il opérait au-delà de la logique, qu’il n’exigeait aucune condition, qu’il était illimité.
  • On murmurait à ta conscience ces évidences qui apparaissaient l’une après l’autre.
  • Mon cœur me les murmurait. Puis soudain, j’ai plongé dans un plan sous-jacent de la réalité. Je sentais mes pieds encore bien ancrés sur le carrelage de mon appartement, mais le reste de mon attention était tourné vers cette autre dimension. Tout autour de moi, des flux de lumière dégringolaient violemment. Ils tombaient de haut en bas avant de converger en un centre commun. Ils ressortaient par un sommet hors de mon champ de vision. Ils chutaient en laissant derrière eux de longues traînées lumineuses, à la manière de comètes. Tout en tombant, ils produisaient notre réalité, comme pour atténuer la brutalité de leur chute.
  • Malgré l’amour qui t’emplissait, tu sentais que cette avalanche perpétuelle de vie possédait quelque chose de grave, presque tragique.
  • Elle était massive, indomptée et si fragile à la fois. On aurait dit qu’un simple accroc dans ce rouage universel pourrait causer sa perte.
  • Tu as senti à nouveau tes pieds sur le carrelage, revu le bananier qui poussait sur la terrasse des voisins et la vision s’est terminée calmement.
  • Le reste de la semaine, je me suis laissée envoûter par cet amour divin qui me rendait visite.
  • Le temps bougeait au ralenti.
  • Je me délectais de chaque instant. Puis tranquillement, l’intensité extrême de cette semaine s’est amoindrie.
  • Mais tu étais toujours habitée par ces deux réalités, l’une matérielle, l’autre immatérielle.
  • Oui, et rapidement, j’en découvrais davantage sur ce que l’invisible attendait de moi. Il voulait que je parle, que je m’exprime sur tout ce que j’avais vécu. Cela m’inquiétait. Mon passage au monastère bouddhiste avait fortement ébranlée ma foi dans le récit mystique et religieux. Même les plus beaux et sages mots avaient été utilisés pour servir des dynamiques de pouvoir contraire à la vie.
  • Tu n’avais pas confiance en toi. Tu avais peur de ne pas réussir à traduire les subtilités de ta pensée. Tu avais peur que tes mots finissent par servir des causes malsaines. Et tu avais peur du pouvoir spirituel.
  • J’avais vu tellement de soi-disant guides spirituels débuter leur chemin avec les meilleures intentions du monde et se laisser gagner par leur propre travers. Les hommes sont tellement prêts à se prosterner devant des réponses, même imparfaites, dans le but d’échapper à leur angoisse existentielle. Étais-je vraiment plus apte, plus sage, que tous ces guides qui finissaient par servir leur ego plutôt que le bien commun ?
  • C’est vrai que la vie te présentait un paradoxe. Ta quête t’avait mené à favoriser l’autonomie spirituelle. Et tu te demandais donc si parler de ton propre vécu n’était pas une façon d’influencer les autres sur leur chemin, de les détourner de leur propre vérité ?
  • Tous les récits de mystiques et textes religieux avaient détraqué une boussole interne qui elle seule pouvait me guider. Pouvait-on vraiment vendre l’écoute de soi en rajoutant du bruit à la cacophonie ambiante ? Cela ne me semblait pas juste.
  • Mais face à cet appel implacable de l’Univers, petit à petit, tu as cédé.
  • Je sentais que la poésie pouvait être un vecteur de communication aligné avec mes intentions. L’artiste ne parle que de lui-même, à partir de lui-même. Curieusement, en embrassant la subjectivité, il favorise la pensée libre et évite la rigidité des systèmes de pensée.
  • C’était vraiment par amour pour ce ressenti divin que tu résistais à cette requête. Tu savais qu’il était possible de parler sans imposer mais tu avais si peur que quelqu’un fasse de ton témoignage une vérité.
  • Au moins, avec l’art, je ne parlais qu’en mon nom. À travers tout mon parcours spirituel, j’ai bien compris une chose. Aucun être humain ne peut transcrire avec objectivité ce reste de la réalité que les gens appellent Dieu. Chaque être qui s’éveille à cet inconnu le fait à travers le prisme de son propre ego. Il porte en lui des peurs, des joies, des capacités intellectuelles, des affections particulières qui biaisent fondamentalement sa relation à l’immatériel.
  • L’ego ne nous quitte jamais.
  • Tout témoignage n’est qu’une version parcellaire et déformée de cette réalité impalpable. À travers la poésie, je pouvais refléter cette subjectivité.
  • Quelques jours après, tu as annulé ton inscription au lycée agricole.
  • C’était la poésie ou rien, l’Univers était très clair. L’été allait arriver et j’aurais le temps de finir mon recueil de poésie, d’y mettre tout ce que j’avais traversé jusqu’ici.
  • Tout au long du mois de juin, tes expériences spirituelles recommençaient à s’intensifier.
  • C’en était presque insoutenable. Je continuais à travailler et en même temps, je naviguais dans un champ vibratoire ultra puissant provenant d’une autre dimension.
  • Jusqu’à cette dernière semaine de juin.
  • Cette montée vibratoire atteignait son paroxysme. Je n’étais que pur potentiel, pure liberté, pur amour. J’étais emplie d’une pulsation d’absolu. Chacune de mes cellules vibrait pour la liberté, pour la dissolution totale de la partie dans le tout.
  • Tu rencontrais un des pôles vibratoires de l’Univers.
  • J’étais en lui, tellement en lui que j’ai cru que j’allais imploser. Ce jour-là, j’ai frôlé l’effondrement psychique.
  • C’est grâce à cette expérience que tu as compris ce que le tout doit à la partie. L’Univers, ayant pour essence le pur potentiel, s’incarne dans l’ego pour se stabiliser. Il a besoin de la limite d’un corps fini pour faire l’expérience de lui-même. Il est dépendant du phénomène de subdivision qui limite et produit des individus.
  • Mais n’est-ce pas ce phénomène qui produit le je et le tu ? Quand on oublie notre racine commune, l’autre nous fait peur. Ce phénomène qui divise cet amour en individus, n’est-il pas la cause de la guerre ? Comment l’amour pourrait dépendre de ce mal ?
  • L’amour ne dépend pas des conséquences douloureuses qu’engendre le phénomène de subdivision. La guerre et la violence ne sont que les excès d’un déséquilibre entre deux pôles de notre être : ce que nous connaissons de nous-mêmes et ce que nous ignorons encore. L’amour est pur potentiel, il dépend juste de ce phénomène de subdivision pour accomplir son besoin de croissance. Pour en réduire sa violence potentielle, il doit apprendre à tempérer cette fragmentation. L’Univers a comme deux mains. Une qui réunit et montre la vérité de l’unité et une qui divise et produit des individus. Le phénomène de subdivision est subordonné à cette main qui témoigne de l’unité des choses. Mais cette dernière doit aussi honorer l’utilité de la subdivision. Lorsque l’une ou l’autre oublie sa juste place, la violence surgit.
  • Pourquoi alors ce déséquilibre advient, pourquoi l’une oublie la juste place de l’autre, pourquoi la machine s’enraye ?
  • Parce qu’au fond, cette vérité de l’absolu est suprême. L’Univers a pour essence la plus pure des libertés. Cette liberté est si radicale qu’elle n’impose rien, ne refuse rien et ne rejette aucune possibilité. Son désir est de tout expérimenter, jusqu’à ses propres paradoxes. Elle accepte même l’existence de ce qui semble s’opposer à elle, c’est-à-dire la peur, la contrainte et l’oubli de soi. Car pour que la liberté soit absolue, elle doit pouvoir se perdre elle-même. Elle omet l’utilité de la limite. Dans son désir d’absolu, elle produit le contraire d’elle-même : elle favorise à l’excès la fragmentation, la contrainte, la peur et donc la violence. L’autre main finit par l’emporter. Cela crée un paradoxe. Cette main qui divise n’est plus équilibrée par son contraire. L’Univers tente alors de résoudre ce paradoxe, de retrouver son équilibre en recherchant la liberté. Cette même liberté qui, dans son extrémisme, l’a amené à la contrainte.
  • N’est-ce pas absurde ce va-et-vient entre liberté et contrainte ? Sommes-nous voués à tourner en rond, pris dans ce balancier éternel entre guerre et paix ?
  • Non, le cœur de la vie existe lorsque l’équilibre est maître. Cet équilibre est possible. L’équilibre, ça n’est pas la pure sérénité, c’est la joie qui croît lorsqu’on évolue avec beaucoup de liberté et assez de contraintes pour que cette liberté reste constructive. L’Univers n’est pas voué à stagner dans un schéma binaire absurde. Il doit s’aligner avec une structure hybride justement proportionnée. Ce qui m’a pris le plus de temps à comprendre, c’est que cette structure n’est pas divisée de manière égale entre potentialité et limites comme on pourrait l’imaginer en regardant un taijitu, le symbole taoïste du Yin et du Yang. Plutôt, cette structure hybride qui produit l’harmonie doit laisser une plus grande part à la liberté et une moindre à la limite. L’hybridation est utile et féconde uniquement quand elle est justement proportionnée. Malgré cette iniquité proportionnelle, chacun de ces pôles a besoin de l’autre, aucun ne peut subsister seul. Précisément calibré, il croit allègrement.
  • Ce jour-là, ce matin là, je me suis perdue dans ce pôle fait de liberté. J’atteignais les limites de l’Univers avec ma conscience et je voulais les franchir.
  • Par ton extrémisme, tu ébranlais cette structure paradoxale qui ne peut survivre qu’en incluant chacun de ses pôles. Et, comme une balançoire qu’on pousserait très fortement et qui repartirait aussi fortement de l’autre côté, tu allais faire l’expérience d’un mouvement de balancier qui rétablirait petit à petit l’harmonie en toi.
  • Au moment où j’ai senti que ma conscience allait exploser, mon esprit se résorba. J’étais immergée dans un monde de silence. Je ne pensais plus, je ne sentais plus. Puis, un état de conscience totalement nouveau s’est manifesté.
  • Un état fait de pure logique.
  • Je n’étais que des chiffres. Mon corps, l’environnement qui m’entourait n’était fait que de chiffres.
  • Tu vivais l’opposé de ta sensibilité débordante.
  • C’était si apaisant et troublant à la fois. Le monde n’avait plus de goût. Aucune passion ne s’éveillait en moi.
  • Tu n’avais de connexion sensorielle qu’avec toi-même. L’empathie avait disparu.
  • Je voyais mon corps et je savais que j’étais un individu à faire survivre. Et que d’autres individus animés du même instinct de survie m’entouraient. Je ne ressentais aucune empathie émotionnelle à leur égard. Je n’avais ni envie de leur faire du bien, ni de leur faire du mal. Je savais juste, par pure logique, que ma survie était liée à tout ce qui m’entourait.
  • Tu as regardé cette plante sur le bord de ta fenêtre.
  • Et en l’observant, désormais, je ne ressentais aucun tiraillement dans mon cœur, aucune émotion. Pourtant, j’en avais pris soin pendant des mois ! Je ne la haïssais pas, elle ne menaçait pas ma survie, au contraire. Mais en la regardant, je me suis dit que si j’avais dû la tuer, je l’aurais fait sans aucune hésitation ni remord. Je pouvais concevoir et respecter la logique de l’empathie mais je ne pouvais pas la ressentir dans mon corps.
  • Elle n’était pas une évidence pour toi à ce moment-là.
  • Et ce pour la première fois de ma vie. Cette dissociation entre les autres et moi était tellement agréable. Je ne leur devais rien, ils ne me devaient rien en retour. Les choses étaient ordonnées, limitées.
  • Les jours suivants, tu te réveillais encore avec cette vision strictement rationnelle. Peu à peu, tu constatais que tu discernais très facilement les mécanismes psychologiques qui animaient les gens.
  • Mon empathie et mon désir d’unité ne biaisaient plus mes raisonnements. Je voyais l’humanité sans fard. Elle était plutôt égoïste et égocentrique, extrêmement peureuse, avide de pouvoir, d’admiration et elle agissait souvent de manière absurde.
  • Tu repensais à toutes tes relations passées.
  • Et c’était si simple de voir les dynamiques de pouvoir dont j’avais fait les frais. Chaque personne qui m’avait fait du mal protégeait un mécanisme narcissique. Il était destructeur mais ces gens ne pouvaient pas faire mieux. Je ne me demandais plus si j’avais fait quelque chose de mal qui aurait causé leur cruauté. Je ne tentais plus de faire appel à leur empathie dans ma tête. J’en voyais si clairement les limites et je les acceptais. Il n’y avait rien d’autre à faire que de panser ses plaies et passer à autre chose. J’en avais sûrement fait de même avec eux.
  • Cette lucidité guérissait beaucoup de maux.
  • C’était presque magique ! Je relisais chacune de mes anciennes relations avec ce nouveau prisme et je me détachais si aisément des violences que j’avais subies. Elles avaient si souvent à faire avec des récits qui me dépassaient. Ils n’étaient pas les miens. Tous les torts et toutes les émotions retrouvaient leur juste place. Ma mémoire s’actualisait sous ce nouveau prisme. Mon corps émotionnel se libérait de tous ses noeuds. Je me sentais libre de me détacher, de trancher avec le passé.
  • Tu t’autorisais à juger.
  • Le jugement n’était plus entravé par la culpabilité. Je ne le jugeais plus. Par le passé, mes opinions se heurtaient parfois à l’exigence d’une empathie sans limites. Je pensais qu’elle seule serait capable d’atténuer la violence du monde.
  • Dorénavant, tu percevais qu’on avait besoin des limites, de tout ce qui produisait un monde matériel et divisé.
  • Avant, mon empathie m’avait dépossédé de cet autre pendant de la vie. Celui qui accepte et rejette, qui associe et qui différencie. Il avait sa vertu. Il assainissait le monde, le rendait préhensible.
  • Avec ce nouvel état de conscience, venait également une intelligence extraordinaire. Cela te captivait.
  • Il semblait que l’absence de sensibilité avait été compensée par un esprit analytique presque surhumain. Je m’en suis rendue compte en allant au cinéma. Je suis allée voir le film allemand I’m Your Man. Lorsque j’étais plus jeune, j’avais appris l’allemand et le parlais presque couramment. Par manque de pratique, j’avais tout perdu. Mais ce soir-là, devant le film, au bout d’un certain temps, je me suis aperçue que je ne regardais plus les sous-titres. Ma mémoire s’était ravivée. Je comprenais presque tout ce que les personnages disaient.
  • Je m’en rappelle, tu t’étais dit « Pourquoi je parle allemand, moi ? »
  • Je suis sortie et plus les heures passaient, plus je réalisais qu’en cet instant, mes capacités intellectuelles étaient hors du commun. Je n’avais aucun mal à penser la complexité. Mon environnement était comme un flot continu de schémas que je déchiffrais sans effort.
  • Tu recevais instinctivement des réponses à des problèmes mathématiques. Tu calculais tout naturellement.
  • C’était fascinant ! Je voulais voir de quoi ce cerveau était capable. J’avais toujours voulu apprendre l’espagnol. Je suis donc allée à la bibliothèque Alcazar au centre ville de Marseille et j’ai commencé à consulter quelques livres en espagnol. Il me manquait du vocabulaire, mais, grâce à la proximité entre l’espagnol et le français et à ma nouvelle capacité à repérer les structures logiques, je parvenais à comprendre le sens des textes. Les jours suivants, j’ai regardé des séries espagnoles sans intérêt juste pour enrichir mon vocabulaire.
  • Parallèlement, tu entamais une réflexion sur les rapports humains.
  • Partout dans le monde, à travers divers contextes sociaux, j’observais des structures hiérarchiques abusives. Au sommet, se concentraient le pouvoir et la domination. Les leaders de ces dynamiques dépendaient complètement du contrôle qu’ils exerçaient sur les autres. Même s’ils semblaient être puissants, en réalité, ils ne possédaient pas de souveraineté intérieure. Leur domination sur les autres était la source de leur stabilité psychologique. Toutefois, ce pouvoir était précaire puisque leur domination se heurtait constamment à un désir latent de justice de la part des personnes opprimées. Pour maintenir leur propre sécurité psychologique, ils leur étaient donc nécessaire de renforcer sans cesse leur domination, parfois jusqu’à la tyrannie. Les plus insignifiantes structures hiérarchiques, celles qu’on trouvait dans les familles, les bureaux, les locaux associatifs, les groupes d’amis, servaient les grandes. Ce schéma abusif se consolidait par ses ancrages multiples, des plus petites aux plus hautes sphères du pouvoir. En réalité, si l’on en faisait tomber une, d’autres n’hésitaient pas à prendre sa place.
  • Tu voyais que jusqu’ici, face à ces injustices petites ou grandes, on faisait appel à des contre-pouvoirs vindicatifs pour affaiblir leur autorité. On faisait la révolution. On luttait activement contre le pouvoir en place. Toi-même, tu allais manifester ou tu t’engageais pour défendre des causes qui t’étaient chères.
  • Mais désormais, il me semblait plus juste de promouvoir un contre-pouvoir d’un nouveau genre. Avant, la lutte contre un pouvoir en place revenait toujours à se concentrer sur un récit extérieur à soi. On restait dépendant de la relation inéquitable que l’on subissait. Il aurait plutôt fallu produire des êtres dotés d’une indépendance existentielle, solidement ancrés dans leur propre réalité. Des êtres qui auraient une volonté inébranlable de s’accomplir à côté des dynamiques de pouvoir en place. Ces nouveaux êtres dont je parle ne chercheraient pas à forcer ou à capter l’admiration d’autrui afin de nourrir leur assurance. Celle-ci serait fondée sur une confiance durable en eux-mêmes et en la vie.
  • Ces jours-ci, tu voyais précisément ces rapports de pouvoirs se jouer sur ton lieu de travail.
  • Oui, et en les observant, j’ai compris ce qui empêchait ces êtres de cultiver cet aplomb intérieur. Ils n’avaient jamais pu guérir de leur blessures passées. De par et d’autres, de petites pyramides se constituaient. Ces rapports de pouvoirs avaient peu à voir avec les ordres sociaux visibles. Plutôt, les rapports de forces émanaient des tempéraments immuables de chacun. Les moins empathiques et assoiffés de pouvoir instituaient rapidement leur domination. Certains, moins audacieux, tout aussi peu enclin à l’empathie et parfois eux-mêmes blessés par le passé, profitaient de cette nouvelle donne pour gravir les échelons. Tout en bas, par contre, se trouvaient des gens meurtris. Ils étaient parfois plus empathiques et souvent plus peureux que les autres. Instinctivement, ils rejouaient malgré eux les mêmes rapports de domination qu’ils avaient connu auparavant. Ils se soumettaient à des récits qui n’étaient pas les leurs et consolidaient les rapports inégaux dont ils faisaient les frais. Dans leur détresse, ils essayaient de retrouver un peu de pouvoir avec beaucoup de maladresse et une certaine méchanceté. Quelques êtres équilibrés évoluaient déjà sereinement à partir de leur propre centre. Mais ils n’étaient pas assez nombreux pour endiguer la prolifération de ces rapports hiérarchiques tacites. Seule la guérison psychologique des êtres prêts à s’engager dans ce travail de longue haleine pourrait renforcer leurs rangs.
  • Tu essayais de te tenir à l’écart de ces dissensions.
  • Elles étaient délétères. J’essayais de participer sans me brûler. Ces rapports humains abusifs, c’est sûrement ce qui m’a amené à autant m’isoler tout au long de ma vie.
  • Ton contrat de travail prenait fin de toute façon.
  • J’allais enfin être libre de créer toute la journée. Mais je commençais à m’inquiéter. Cette réalité de pure logique était fascinante, mais je me demandais si j’allais être coincée comme ça pour toujours. Cela faisait une semaine que je me réveillais ainsi.
  • Les émotions te manquaient.
  • Cet état de conscience était si riche en clarté rationnelle mais si pauvre en sentiments. Je n’étais qu’un être à nourrir, laver, enrichir. Mes ambitions se limitaient aux frontières de mon corps. Le monde était machinal.
  • Tu as donc décidé de ramener ta conscience vers ce que tu avais toujours connu.
  • Je ne savais pas très bien si j’allais y arriver mais j’ai tenté. J’ai choisi de penser très intensément à une personne pour qui j’avais éprouvé des sentiments par le passé. Je me rappelais de la compassion que j’avais ressenti quand il m’avait parlé de ses blessures. Je me remémorais les moments qu’on avait passés ensemble, l’admiration que j’avais pour ses connaissances et ses facultés.
  • Au début, les sensations étaient difficiles à reconstituer.
  • Elles étaient artificielles. Je m’obligeais à imaginer mon cœur battre la chamade. Je visualisais mon désir de le prendre dans mes bras. Plus je me concentrais, plus mon corps suivait. Au fil des heures, les émotions devenaient de plus en plus naturelles.
  • Jusqu’à ce qu’elles surgissent d’elles-mêmes, comme avant.
  • Alors que les émotions revenaient, l’intelligence remarquable dont j’avais bénéficié ces derniers jours s’envolait. J’étais à nouveau bête ! Mais cela m’allait, je préférais mes passions.
  • Tu étais très troublée par ce que tu venais de vivre.
  • Avec ce nouvel éveil, je vivais des expériences surnaturelles dont je n’avais jamais entendu parler. Plusieurs fois par jour, je me demandais si je n’étais pas devenue complètement folle.
  • Tu avais peur d’être schizophrène.
  • Je lisais des articles scientifiques qui décrivaient les différences entre l’éveil spirituel et la schizophrénie pour me rassurer. L’intensité de ces nouvelles expériences me submergeait. J’avais peur de me déconnecter totalement de la réalité matérielle.
  • Et c’est dans ce terreau d’angoisse que tu choisis le pire des mécanismes d’adaptation.
  • Je n’avais jamais versé dans l’ésotérisme. Les récits et pratiques New Age m’avaient toujours semblé manquer de rigueur et de justesse. J’avais vu dans mon entourage des personnes sombrer sous l’emprise de guérisseurs mal intentionnés. Mais quelques mois plus tôt, un proche m’avait révélé regarder des lectures de tarot sur YouTube.
  • Tu en avais regardées quelques-unes pour t’amuser. Les couleurs chatoyantes et la mise en scène mystique étaient attrayantes !
  • Je savais que ces vidéos étaient le pire de la spiritualité, qu’elles n’existaient que pour flatter l’ego du spectateur et le conforter dans des rêveries valorisantes. Mais j’avais totalement perdu confiance en mon propre jugement l’année passée. J’avais fait des choix que je regrettais en partie et j’avais peur de me tromper à nouveau.
  • Lorsque ce nouvel éveil est arrivé, tu n’avais pas eu le temps de retrouver confiance en toi. Et ces vidéos sont apparues au parfait moment. Tu étais tellement vulnérable dans ton identité et elles t’apportaient des réponses toutes faites.
  • J’apaisais mes angoisses avec ces vidéos. En réalité, elles ne faisaient que les aggraver. Je découvrais un panthéon de figures symboliques qui soi-disant me guidaient. Le récit était très bien ficelé, toujours à même de justifier ses propres contradictions. Le rituel était toujours le même. Il y avait plusieurs tas de cartes et je devais en choisir un. Par la suite, je me rendais au moment de la vidéo correspondant au tas choisi. Les cartes étaient dévoilées une à une. La voix de la cartomancienne me berçait. On ne voyait que très rarement son visage. Ses paroles semblaient omniscientes. Elles provenaient de partout et de nulle part.
  • Plus les semaines passaient, plus tu commençais à croire à ce qu’elles disaient.
  • Ça s’est fait très progressivement, c’était insidieux. Je faisais des ponts entre ce que je vivais et ce qu’elles disaient. Face à mes expériences aussi agréables que déconcertantes, j’avais l’impression de retrouver un peu de contrôle sur la situation en la retrouvant dans ces récits alambiqués. C’était tout ce qui ne fallait pas faire, et je le savais ! Mais mon désarroi était trop grand. C’était plus facile de se laisser conter sa propre vie.
  • Tu vivais dans une ambivalence avec cette dépendance.
  • D’une semaine à l’autre, je m’obligeais à voir la réalité en face et à bannir ces vidéos de ma vie. Mais à chaque fois, je retombais dedans.
  • Tu n’avais pas encore refondé un ensemble de croyances justes qui t’étaient propres sur lesquelles tu aurais pu te reposer. Le meilleur guide, c’est soi-même, mais ça prend du temps de se découvrir, d’établir ses propres valeurs et de valoriser son propre jugement. Le problème du tarot n’est pas tant qu’il soit juste ou pas. Cet outil est néfaste parce qu’il place des intermédiaires entre toi et toi-même. Les cartomanciennes ne sont pas toutes dépourvues de clairvoyance. Les cartes se synchronisent en partie avec la personne à qui elles sont destinées. Nous sommes comme des antennes radios qui émettons constamment des ondes. Ces cartes et ces cartomanciennes les reçoivent complètement déformés par le voyage et nous les rendent encore plus biaisés par leur propre interprétation. Mieux vaut écouter l’original en prenant le temps de s’écouter.
  • Parallèlement, cet été était l’un des moments les plus inspirés de ma vie. J’avais pour objectif de terminer mon recueil et en termes d’inspiration, j’étais servie. Une amie m’avait prêté son appartement pour que je prenne soin de ses plantes. Toute la journée, j’entendais de beaux vers se former à l’orée de ma conscience.
  • Tu as donné tellement d’amour à ce recueil. Tu voulais y mettre toutes tes conclusions spirituelles, y louer les vertus de l’introspection et de l’autonomie spirituelle. Tu voulais raconter à quel point les désirs sont sains.
  • Par le passé, j’avais tellement lutté contre l’attachement et l’envie en suivant les enseignements du Bouddha. Celle-ci disait que la souffrance provenait de l’attachement. Elle prônait un détachement salvateur. Mais qu’est-ce que la vie sans l’attachement ? La partie invisible de notre conscience s’incarne par son attachement à un corps qu’elle va soutenir tout au long de sa vie. Certes, le détachement est déchirant, mais on peut favoriser des conditions qui le rende moins douloureux. En célébrant notre attachement par la présence à ce qui nous a fait du bien, le deuil se fait plus naturellement. La sérénité apparaît quand on s’attache et se détache aisément. Renier les désirs qui naissent en nous, c’est sacrifier une partie de la vie.
  • En effet, tous les désirs ne sont pas néfastes. Certains naissent car nous essayons de rassurer nos insécurités et ceux-ci ne nous apportent rien. Mais d’autres sont juste l’expression divine d’une individualité sans lesquelles l’Univers perdrait un bout de soi. Ces désirs-là sont des guides qui nourrissent notre cœur jusqu’à la fin de notre vie.
  • Ces semaines furent merveilleuses. Je vivais une extase créative comme j’en avais rarement vécu. J’étais un chaudron fécond où se synthétisaient mes sentiments les plus complexes. Les poèmes surgissaient un à un.
  • À la fin de l’été, tu as pris la décision d’essayer de vivre de ta poésie. C’était ton rêve.
  • C’était fou, mais tout me semblait possible à ce moment-là. Je me sentais portée par cette voie vibratoire immatérielle qui me poussait à m’exprimer.
  • Tu avais raison de rêver. Mais à ce moment là, ta confiance était artificielle. Elle dépendait tellement de cet état de béatitude qui ne serait que transitoire.
  • Une des cartomanciennes que je regardais sur YouTube m’avait dit que j’allais vivre une nuit noire de l’âme, cette période de profonde crise intérieure que doivent traverser certains mystiques.
  • Et pour le coup, elle avait raison.
  • Au début de l’automne, j’ai commencé à voir des synchronicités. Je voyais des heures miroirs plusieurs fois par jour.
  • Tu les vois toujours.
  • On aurait dit que l’Univers les avait posé là pour m’aider à croire en mon rêve. Il me disait qu’il me soutenait.
  • En quelque sorte. Ces synchronicités montrent en tout cas que tout n’est pas fortuit. Ou plutôt que le hasard rassemble ce qui est semblable et aligné.
  • J’avais tant besoin de projeter un récit positif sur l’inconnu qui m’attendait. Une partie de moi portait un espoir sans limites. Une autre était terrifiée. J’avais toujours craint l’extrême manque matériel et je me doutais que la poésie ne faisait pas des fortunes. Je n’en demandais pas beaucoup, juste ce qu’il fallait pour vivre. Mais rien que ça semblait inespéré.
  • Si ça peut te rassurer, tu es toujours vivante.
  • Cet automne était douloureux. J’oscillais entre foi et désespoir. J’envoyais mon manuscrit à des maisons d’édition et ne recevais que des refus. Au-delà de ces refus, je ne comprenais pas pourquoi la vie ne me présentait pas plus d’opportunités pour accomplir ce qu’elle me demandait. Pourquoi cette tempête cosmique n’engendrait pas de changements dans ma vie matérielle ? Je m’étais pourtant inclinée sous la force de son grondement. Je m’étais soumise à sa volonté.
  • Tu as reçu une réponse au début du mois d’octobre.
  • J’étais debout dans mon petit studio, adoptant une attitude attentiste qui me semblait juste. Et j’ai senti, d’un coup, un câlin si pur. La lumière de l’Univers m’a enlacé de ses bras et m’a dit : « Je suis la liberté. Je ne saurais que faire de ta soumission. Je t’ai réveillé à tes plus belles aspirations. Mais je ne suis qu’une lueur. Je peux guider mais jamais contraindre. C’est peut-être là ma plus belle qualité et mon plus grand défaut. Je ne pourrais jamais interdire le mal d’exister, même celui que tu te fais en attendant mon intervention, ça serait contre ma nature. Je ne suis qu’une force d’infinies possibilités. Tout ce que je peux faire, c’est faire jaillir ma lumière sur le monde et espérer qu’elle inspire des chemins qui servent la vie. Je t’ai montré ta lumière mais tes actions t’appartiennent. » Cet instant fut si beau, si décisif dans ma relation au libre-arbitre. Et en même temps, c’était déchirant de voir les limites de cette force sous-jacente de l’Univers qui m’avait semblé toute puissante. Ces limites offraient au monde la garantie de la liberté. Mais avec elle naissait la possibilité des plus belles configurations comme des pires.
  • Tu avais au moins une réponse qui te permettait d’avancer.
  • Au mois d’octobre, j’ai pris la décision de quitter Marseille et de revenir à Paris. Je pensais y trouver plus d’opportunités professionnelles.
  • Tu ne savais pas comment te loger, tu n’avais ni garants ni de contrat de travail.
  • J’étais terrifiée, mais il me restait un petit bout de foi. J’avais demandé à une amie marseillaise de me dire si elle entendait parler d’un appartement se libérant à Paris. Elle avait des connaissances là-bas. Et puis un soir, quelques jours plus tard, j’ai entendu une voix qui me disait : « Dessine… dessine ».
  • Tu l’ignorais au début.
  • Mais elle insistait : « Dessine… dessine ». Alors je me suis mise à dessiner le logement de mes rêves. Il y avait une chambre dotée d’un lit deux places et d’une grande fenêtre. Elle donnait sur des arbres. On entendait trois colocataires papoter et m’inviter à venir manger à travers l’entrebâillement de la porte.
  • Quelques minutes après, tu as reçu un message.
  • Mon amie me transmettait une capture d’écran d’une proposition de sous-location pour le mois de décembre. Il y avait une photo d’une chambre avec une grande fenêtre donnant sur des arbres. La description mentionnait trois colocataires.
  • Tu étais stupéfaite !
  • C’était fou ! Je me suis mise à chanter « La vie, c’est magique, la vie, c’est magique ! » dans mon appartement.
  • Tu as vite déchanté.
  • Le déménagement était horrible. J’avais eu une grippe atroce et je pouvais à peine traîner mes valises. Je devais passer par la Normandie avant d’arriver à Paris. Je devais trouver un logement en urgence alors j’ai repris mon crayon. J’ai dessiné une chambre au premier étage d’une petite bâtisse où je pourrais dormir. En contrebas, j’ai rajouté des arbres et une petite table et deux chaises en fer forgé.
  • Quelques heures après, tu louais une chambre sur Internet et en arrivant, tu découvrais une bâtisse.
  • Avec la chambre au premier étage et en contrebas, une table et deux chaises en fer forgé. Ma foi était revenue.
  • Elle t’accompagnait jusqu’à Paris, dans cette colocation et cette chambre qui donnait sur un petit square.
  • À mon arrivée, mon premier objectif était de trouver un logement durable, cette sous-location ne durait qu’un mois et demi. Au début de mon séjour, ma confiance était au plus haut. J’avais l’impression d’avancer.
  • Tes expériences spirituelles étaient toujours aussi intenses.
  • Dans la bibliothèque de mon quartier, alors que je descendais les marches du deuxième étage, je sentais une enveloppe énergétique qui entourait mon corps. C’était un cocon invisible qui provenait d’une dimension parfaitement harmonieuse.
  • De manière subtile, tu percevais le versant idéal de l’Univers. Il tente d’influencer la matière. L’Univers est un gigantesque puzzle en constante transformation. À chaque instant, il existe une composition idéale où chaque pièce peut trouver sa juste place. Par des sensations, des expériences et des rencontres, ce pôle énergétique tente à chaque instant d’amener les êtres à s’aligner. Lorsque tu te mets à l’écoute de ces signaux, tu peux t’aligner plus rapidement. Mais ce travail n’est jamais terminé. Le monde est en perpétuel mouvement. Pour entretenir ta sérénité, tu dois cultiver un dialogue silencieux et continu avec cet idéal que tu ne perçois que partiellement. En réalité, cette conversation a toujours lieu, même quand on la néglige. Mais en prenant soin de ce rapport, tu le rends plus fluide et fécond.
  • Heureusement, à ce moment là, j’ai découvert une nouvelle pratique qui favoriserait cette écoute. C’est par hasard que je suis tombée sur un cours de Yin Yoga diffusé sur YouTube. J’ai essayé et je suis immédiatement tombée dedans.
  • C’est un Yoga très doux alliant les postures traditionnelles de Yoga et les principes de l’énergétique chinoise.
  • C’était le mélange parfait entre le Qi Gong et le Hatha Yoga que j’avais connu jusque-là. Le rythme était extrêmement lent. Je pouvais sentir chaque mouvement de mon corps. Après chaque séance, je ressentais un degré de sérénité qui m’était encore inconnu. Elle n’avait rien à voir avec la sérénité artificielle de l’éveil ou avec celle, trop intense, de l’extase mystique. Celle-ci était pérenne, tempérée, ancrée dans la matière.
  • Contrairement aux effets du Yoga Kundalini, ceux-ci étaient très doux. On aurait dit qu’un ange t’amenait jour après jour à réparer l’imbroglio énergétique dans lequel tu étais plongée depuis plusieurs mois.
  • Ce Yoga m’enseignait l’indulgence et la patience. Il me dictait un rythme tranquille et confiant sur lequel fonder ma vie. Pendant les séances, l’enseignante nous invitait à s’arrêter à soixante-dix pour cent de l’effort dans la posture. Je n’avais jamais entendu parler d’une telle pression retenue.
  • Pourtant, c’est la plus fructueuse de toute.
  • Je ne m’épuisais pas, mais je ne cessais pas non plus d’agir.
  • Avec cette pratique, tu as planté une graine pour ton alignement à venir.
  • Et ça n’était que ça, une graine ! Car, à ce moment-là, le reste de ma vie prenait une tournure très sombre ! J’avançais en dent de scie. Le jour, les pratiques spirituelles et la chaleur du soleil nourrissaient mon optimisme. La nuit, l’insécurité matérielle dans laquelle j’évoluais réveillait des angoisses primitives liées à ma survie.
  • Tu as dessiné à nouveau des appartements.
  • Mais malgré mes recherches actives, aucun de ces dessins ne prenait vie. Je ne comprenais pas pourquoi cette fois-ci, ça ne marchait pas. Il ne me restait pas beaucoup de temps pour trouver un logement, ma sous-location arrivait à échéance. Au fil des jours, la panique gagnait du terrain et à la fin du mois de décembre, je ne dormais plus.
  • Le stress te gardait éveillé.
  • Les somnifères ne marchaient pas. J’étais si stressée que mon système ne pouvait plus se mettre en veille. Au milieu du mois de janvier, désespérée, j’ai accepté une chambre dans une colocation qui ne me semblait pas saine.
  • Ton instinct avait raison.
  • Deux semaines plus tard, j’ai dû fuir cet endroit. Par chance, les parents d’une amie ont accepté de me louer une chambre le temps de retomber sur mes pattes. Cet hiver était l’un des pires de ma vie. J’étais scindée en deux, entre un vécu spirituel lumineux et un vécu matériel désastreux. Mon chakra de la gorge était complètement bloqué. J’avais une énorme boule dans la gorge que je n’arrivais pas à déloger. J’avais tellement peur de parler de mon vécu. Tout ce que je vivais me paraissait toujours aussi fou et il m’était impossible de m’imaginer le partager au-delà de ma poésie.
  • Au moins, chez eux, tu as pu recommencer à dormir.
  • Je me sentais en sécurité. Je continuais à chercher un logement stable. Je vivais de mon épargne et des allocations chômage que j’avais accumulées ces dernières années mais la perspective de ne pas m’accomplir financièrement m’inquiétait. Je voulais également retrouver un travail salarié pour stabiliser ma vie.
  • Mais le destin était plus puissant que ces peurs.
  • Toutes mes recherches de logement ou de travail échouaient, souvent à la dernière minute. On aurait cru qu’une main se glissait au creux de la réalité pour déjouer mes plans. J’étais désemparée et j’ai donc décidé de reprendre mon travail artistique à plein temps. J’ai repris mon carnet et j’ai tenté une dernière fois de dessiner une petite maisonnette accolée à un grand bâtiment où séjourneraient d’autres gens. Je ne voulais pas me retrouver totalement seule. Devant la maisonnette, j’ajoutais des fleurs et de grands arbres.
  • Tu as mis tes mains sur la page de ton journal et tu as prié.
  • Quelques jours après, je trouvais une maisonnette à louer sur Internet située dans la Drôme provençale. Elle était peu chère et disponible de suite.
  • Tu t’es sentie soulagée. Mais tu avais quand même peur de t’engager sur cette voie incertaine.
  • Qu’allait-il sortir de ces mois de retrait à la campagne ? J’avais si peur de l’inconnu. Je vivais l’inverse de ce que la spiritualité était sensée apporter. Lors de mon premier éveil, mes expériences me poussaient à embrasser l’inconnu, à le voir comme une force bienveillante. Mais ce second éveil avait débuté à un moment si instable de ma vie qu’aucun ressenti spirituel ne parvenait à déraciner mon anxiété. Pire, je l’alimentais avec ma dépendance au tarot avec laquelle je me débattais toujours.
  • Tu as fait des progrès à cette époque là, je me rappelle de tes petites listes que tu rédigeais religieusement.
  • Je savais que l’origine de ma dépendance était mon manque de confiance en mon propre jugement. Chaque soir, j’écrivais des listes dans mon journal des bonnes décisions que j’avais prises dans ma vie. J’en écrivais quelques unes, puis je relisais tout ce que j’avais rédigé les jours précédents. Je voulais réapprendre à mon cerveau que son propre jugement était fiable.
  • Et petit à petit, ça a marché !
  • Je rechutais moins et de manière plus espacée. Je remplaçais cette mauvaise habitude par des pratiques que j’avais délaissées. Je prenais plus de temps pour méditer et faire du Qi Gong. J’en découvrais davantage sur le Yin Yoga.
  • Ce travail énergétique portait ses fruits. Quelques jours avant de partir, tu as vécu une semaine de transformation viscérale.
  • Mon bas-ventre, ou plutôt en réalité mon Dantian inférieur, se vidait. Il s’ouvrait et expulsait des trombes d’énergies. Tous mes intestins se réorganisaient. Une fois de plus, je ne comprenais pas ce qui m’arrivait mais cette fois-ci je laissais faire.
  • Tu t’es rendue dans un parc pour observer les fleurs qui commençaient à pousser en ce début de printemps.
  • Je marchais et ressentais encore mon bas-ventre se vider intégralement. Une porte s’y ouvrait sur une dimension primitive de la réalité. L’énergie qui en découlait provenait de temps archaïque, presque préhistorique. Soudainement, elle a pris possession de moi.
  • Tu as du déposer ton sac et tes affaires par terre tellement elle t’a prise de court.
  • Cette énergie aurait pu appartenir à un ancêtre de l’homme. Mes yeux devenaient ses yeux, mes mains devenaient ses mains. Je me mettais à me mouvoir comme pour la première fois. Je découvrais le mouvement. Mes gestes n’étaient pas anodins, ils résultaient d’une sagesse qui se passait de mots.
  • Tu as passé plusieurs minutes à te laisser aller à cette danse primitive.
  • C’était irrépressible. Et très beau dans le ressenti. Je réactivais des mémoires corporelles ancrées et inconscientes.
  • Je pense que tu te connectais vibratoirement à la terre qui allait t’accueillir. La maisonnette où tu allais séjourner se trouvait juste à côté d’une carrière de sable remontant au Miocène où l’on peut encore trouver des fossiles.
  • Cette énergie s’est doucement retirée et j’ai pris le temps de faire une prière à cette région d’accueil. Je lui ai demandé de me guérir. Entre la privation de sommeil, le stress et les aléas matériels, les trois derniers mois avaient mis mon corps à rude épreuve.
  • Les jours suivants ont défilé rapidement et sous peu, tu t’es retrouvée dans un train direction le sud.
  • À mon arrivée, j’ai senti que l’énergie était brute et sauvage. Elle était guidée par un instinct pur. Elle n’était pas chaotique ni violente, mais elle appartenait au monde animal. La maisonnette était rattachée à un grand mas provençal. On y accédait par un petit escalier de pierre bordé de fleurs. De part et d’autre de la maisonnette se trouvait un bois de chênes vert.
  • Tu as du apprendre à faire du feu.
  • Il y avait un poêle autour duquel se réchauffer. La propriétaire m’avait montré comment il fonctionnait. J’allumais le feu et le regarder danser pendant des heures.
  • Au bout de quelques jours, tu as vécu une nuit de purge.
  • Le soir, j’ai commencé à avoir des nausées et je ne me suis pas arrêtée jusqu’au lendemain matin. Toutes les horreurs que j’avais vécu sortaient une à une. Le corps se purifiait.
  • C’était le début de la guérison.
  • Malgré cette purification, mon corps et mon esprit étaient encore très marqués par le stress et la rudesse des derniers mois. J’utilisais le feu pour me détacher du passé. Je m’asseyais dos au poêle, déclamais des incantations que j’inventais et imaginais le stress accumulé s’envoler avec la fumée.
  • Tu retrouvais ta discipline d’antan concernant ta pratique spirituelle.
  • Je méditais tous les jours et je faisais du Yin Yoga et du Qi Gong plusieurs fois par semaine. Je ne dormais toujours pas plus d’une ou deux heures par nuit et je n’avais pas beaucoup d’énergie. Ces pratiques étaient assez douces pour ne pas m’épuiser.
  • Puis la propriétaire t’a parlé d’une cascade.
  • Elle habitait dans le grand mas adjacent. Un jour, je lui ai confié que je n’arrivais pas à dormir. Elle m’a alors parlé d’une cascade qui se trouvait dans le bois voisin. Elle avait déjà demandé à la cascade de l’aider à guérir.
  • Tu es partie à la recherche de cette cascade. Elle n’était pas facile à trouver.
  • Non, il fallait sortir des sentiers battus. Mais au bout d’un moment, j’ai réussi. Bien que petite, elle était majestueuse. Elle ricochait sur de grosses roches jusqu’à atterrir dans un grand bassin. Tout d’abord, j’ai fait sa rencontre. Je lui ai dit bonjour et lui ai raconté mon histoire. J’ai mis ma main dans l’eau pour qu’elle apprenne à me connaître.
  • Elle possédait une aura féérique et fougueuse.
  • Elle m’impressionnait. Juste par ce qu’elle dégageait, je savais que je lui devais tout mon respect. Je suis revenue le lendemain, je lui ai demandé de me guérir et je me suis immergée dans ce bassin sacré.
  • Le lendemain, tu as reçu les réponses que tu cherchais.
  • Je ne dormais toujours pas, mais j’avançais spirituellement. Cet esprit de l’eau m’aidait à apaiser mon cœur. J’étais tellement en colère contre la vie. J’avais l’impression qu’on me poussait dans un ravin. Malgré mes réticences et mes peurs, j’avais eu le courage de répondre à cet appel mystique et pourtant, dans ma vie, tout s’effondrait.
  • Il y avait un gouffre entre ton ambition et la réalité. Tu étais en train de le traverser. Ce qui était difficile, c’est qu’il concernait tous les plans de ta vie : affectif, professionnel, matériel. Tu avais pour seul ancrage une foi impalpable en la bienveillance de l’Univers.
  • Je vivais de ses miracles et de ses petites attentions. Un soir, j’ai écouté une méditation guidée pour faire des rêves lucides. J’en avais déjà fait un quelques mois auparavant. La voix me demandait d’imaginer un symbole. Lorsque je verrais ce symbole dans mon rêve, je prendrais conscience que je serais en train de rêver.
  • Tu as visualisé une salamandre noire et jaune.
  • Le surlendemain, sur mon chemin à la cascade, je me suis arrêtée nette. Pour la première fois de ma vie, j’ai vu une salamandre. Elle était tachetée, noire et jaune.
  • Tu trouvais ça comique que l’Univers te rappelle que le rêve lucide commençait quand on ouvre les yeux, le matin, au réveil.
  • Ces derniers mois, le stress avait tué toute ma clairvoyance passée sur le monde et ses illusions.
  • Pourtant, tu vivais encore tellement de ressentis extraordinaires.
  • C’est vrai. Mais justement, plus ils prenaient de la place, plus j’en avais peur. Les pratiques spirituelles m’aidaient à atténuer mes angoisses, à intégrer ces ressentis avec douceur.
  • Tu commençais à t’aligner avec le cycle lunaire.
  • J’observais les pleines et nouvelles lunes. Ce rythme était plus naturel et aligné avec ce que je vivais. À l’approche de ces polarités, je vivais des instants sublimes. Des pluies d’amour dorées se déversaient sur moi, mon corps s’évaporait dans une forme de brume enchantée.
  • Le reste du temps, tu étais aussi gâtée.
  • Je me levais et me couchais avec la puissance énergétique de la terre sur laquelle je séjournais. Je sentais mon Qi s’étendre et danser avec ces lignes telluriques.
  • Tu percevais des couches encore plus ténues de ton corps subtil.
  • Cela faisait des années que je sentais tous mes chakras. Mais avec cet éveil, et surtout sur cette terre, je ressentais l’énergie de mes organes internes. Nous étions au printemps, la saison du foie en médecine traditionnelle chinoise et je le sentais se gorger et se dégorger d’énergie. Je travaillais avec des points d’acupuncture pour fluidifier l’écoulement de mon Qi.
  • Une nuit, tu as aussi senti tes poumons palpiter.
  • Ils frémissaient dans ma cage thoracique. Au-delà du stress, c’était aussi tous ces mouvements énergétiques qui me tenaient en éveil. Mon corps subtil était tellement actif que mon corps matériel n’arrivait pas à décrocher.
  • Tu te demandais si tu n’allais pas mourir d’éveil.
  • Ou de frustration ! J’avais au moins la chance de rester éveiller pour vivre des choses merveilleuses. Ma conscience était si poreuse que lors de mes méditations, je traversais terre et mer. L’Univers était à portée de main, ou plutôt d’esprit.
  • Après deux mois dans cette maisonnette, mon séjour touchait à sa fin. Je ne dormais toujours pas, mais je me sentais quand même revigorée, rétablie. Malgré ma difficulté à m’exprimer, avant de partir, j’ai réussi à parler de ma vision de la spiritualité avec l’hôtesse qui m’accueillait.
  • Elle était enseignante de yoga et très ouverte d’esprit.
  • Et elle a accueilli mon témoignage avec beaucoup de douceur. Pour la remercier, je lui ai aussi offert un poème que j’avais dédié à la cascade qu’elle m’avait fait découvrir.
  • Au mois de mai, tu as pu approfondir tes connaissances en Yin Yoga.
  • Je m’étais inscrite à une formation d’enseignante. Elle se déroulait à Ibiza. J’étais repassée par Paris pour participer à des scènes ouvertes de poésie et pour prendre l’avion. À l’arrivée, il m’a fallu quelques jours pour m’acclimater à l’intensité de la vibration de l’île.
  • Elle n’avait rien à voir avec celle de la Drôme provençale. Elle n’était pas animale mais volcanique. Tu voulais exploser avec elle.
  • Entre les cours, je dansais pour me défouler. L’avant-dernier jour, l’enseignante nous amena contempler l’île d’Es Vedrà. Elle était située au bord de l’Île d’Ibiza et d’après notre professeure, elle était l’un des trois lieux les plus magnétiques de la planète.
  • Tu étais bouche bée en arrivant.
  • Son magnétisme était tellement puissant. Je croyais être face à Dame Nature. J’avais appris qu’un moine carmélite avait vécu sur l’Île en ermite au siècle passé. Je ne sais pas comment il avait fait car si ça avait été moi, j’aurais implosée sous la pression de sa force vibratoire. Nous ne sommes pas restés trop longtemps, ce qui m’enchantait car je n’aurais pas pu encaisser davantage d’énergie. Silencieusement, j’ai remercié l’Île pour ce qu’elle m’avait donné et nous sommes partis.
  • Le lendemain, tu es repartie en France pour rejoindre ta prochaine destination : Lille. Tu y avais trouvé une sous-location pour quelques mois.
  • Dès mon arrivée, je suis tombée sous le charme de la ville. Ma sous-location était assez longue et j’ai pu enfin décompresser légèrement. Je ne dormais toujours pas bien, mais de temps en temps, j’avais le droit à une nuit complète.
  • Tu étais encore très connectée aux étoiles.
  • L’été était empreint d’une pulsation féérique. Je sentais des flots de lumières scintillantes traverser mes membres. Mon corps était en apesanteur. Je flottais à travers la vie.
  • Tu irradiais de positivité.
  • Mon travail spirituel et psychologique avait porté ses fruits. Grâce à la pratique régulière de la méditation, du Yoga et du Qi Gong, je me sentais à nouveau équilibrée et complète. Je continuais d’écrire mes listes de bonnes décisions et j’en faisais de nouvelles pour renforcer mon amour-propre et ma confiance en la vie.
  • Quelques semaines après ton arrivée, tu as regardé la dernière vidéo de tarot de ta vie.
  • Je l’ai regardé et au milieu de la vidéo, j’ai remarqué à quel point tout ce qui était présenté était fondamentalement en décalage avec mes valeurs. Au cours des derniers mois, j’avais refondé ma confiance en ma capacité d’auto-détermination et je n’avais plus besoin de cette béquille inadéquate.
  • Je suis fière de toi.
  • Moi aussi. Mon esprit était tellement plus clair. Mes idées et mes projets m’appartenaient pleinement. Ils n’étaient plus parasités.
  • Durant le mois d’août, tu as commencé à t’aligner avec le calendrier de la médecine traditionnelle chinoise. Cela t’a apporté encore plus d’harmonie intérieure.
  • Tous les trois mois, je sentais mes ressentis redoubler d’intensité et ma vie chavirer. En étudiant ce calendrier, j’ai compris que ces périodes coïncidaient avec les intersaisons. Entre chacune des quatre saisons, une période de dix-huit jours a lieu. Elles sont associées à la rate. Pendant ces périodes de transition, notre Qi se régénère en retournant à la Terre.
  • Tu étais désormais plus à même de te préparer pour accueillir ces périodes charnières.
  • Je comprenais mieux l’environnement énergétique dans lequel j’évoluais. Sur tous les plans de ma vie, je me sentais prête à m’accomplir. Toutefois, mon chakra de la gorge était toujours aussi bloqué. Au mois de septembre, j’ai senti un vent cosmique essayer de le forcer à bouger. Je ressentais une telle pression qui me poussait à m’exprimer. J’entendais cette demande du ciel mais je ne savais pas comment l’honorer. Je ne savais pas comment partager mon vécu spirituel au-delà de la poésie. Il était si beau et j’avais tellement peur de l’altérer en le partageant.
  • Surtout, tu ne supportais pas de t’affirmer. Tu pensais que c’était mal.
  • C’était tellement contraire à l’isolement dans lequel je m’étais enfermée et qui me protégeait des aléas de la vie. C’était une fuite lâche certes, mais si réconfortante après toutes les violences que j’avais subies étant plus jeune.
  • Pourtant, l’Univers avait raison, tout le monde a le droit de s’exprimer et d’exister. On ne naît pas pour s’éteindre. Mais je comprends, oser s’affirmer, c’est un travail de tous les jours, même aujourd’hui.
  • À l’automne, j’ai enfin trouvé un premier logement stable. Beaucoup de choses n’allaient pas dans cet endroit mais le fait d’avoir un contrat de location m’a apaisée et mes insomnies ont enfin cessé. Les expériences spirituelles diminuaient en intensité. C’était bienvenu.
  • Tu t’ancrais.
  • La stabilité m’a permis de poursuivre mes ambitions. J’avais toujours en tête de diffuser ma poésie. Au vu de tous les refus, j’avais abandonné l’idée d’être publiée par une maison d’édition. Je participais toujours à des scènes ouvertes et j’essayais de la diffuser autrement.
  • Durant le printemps, tu avais enregistré tous tes poèmes et tu en avais fait une vidéo que tu avais publié sur YouTube.
  • Sans grand succès ! Mais au mois d’octobre, j’ai découvert sur Internet un petit objet en papier plié nommé un puzzle purse. Il provenait de l’ère victorienne. À cette époque, en Angleterre notamment, les amoureux rédigeaient des lettres d’amour sur des bouts de papier carré, les pliaient et l’offraient à leur bien-aimée.
  • C’était l’objet parfait pour diffuser ta poésie.
  • J’ai détourné le principe de cet origami d’antan pour y mettre mes poèmes. J’ai repris le pliage traditionnel mais pour le reste, je voulais m’amuser artistiquement.
  • Tu as réalisé un gros travail de graphisme.
  • Je ne voulais pas vendre un poème, mais un objet d’art complet. L’origami s’ouvrait en spirale. Celle-ci symbolisait l’ouverture vers l’extérieur, l’observation de son environnement. Le poème, lui, était un calligramme en forme de spirale qui rappelait les galaxies qui peuplaient mes voyages intérieurs. Il se lisait en tournant son regard vers l’intérieur. Il symbolisait l’introspection. J’avais rajouté au centre un petit bas-relief représentant une fleur ou une plante symboliquement reliée au poème qui l’entourait. Repoussé dans de l’aluminium, cet être végétal reflétait son environnement.
  • Tu voulais inviter le lecteur à observer la nature pour évoluer sur le chemin de la connaissance de soi.
  • Et à s’aligner avec ce mouvement d’ouverture et de fermeture, ce rythme qui permet à la vie de prospérer. Je ne sais pas si tous les messages passaient mais en tout cas, ils se vendaient plutôt bien !
  • Tu as participé à quelques marchés de créateurs.
  • Les Lillois étaient si gentils. Je n’aurais pas pu rêver d’une meilleure ville pour débuter un projet professionnel. Les gens m’encourageaient. Leur enthousiasme était communicatif. J’ai commencé à démarcher des librairies pour les vendre.
  • Et ça a plutôt bien marché !
  • Oui, les libraires Lillois étaient très disponibles et faciles à convaincre. Toutefois, j’allais arriver à la fin de mes allocations chômage. Mais un jour, en marchant dans mon quartier, je suis tombée sur une affiche invitant les passants à s’inscrire à un prix pour les jeunes entrepreneurs.
  • Quand tu l’as vu, tu as instinctivement su qu’elle n’avait pas été placée là par hasard.
  • J’avais l’intuition que c’était le coup de pouce dont j’avais besoin à ce moment-là. J’ai candidaté à leur section « Artiste-entrepreneur » avec mon projet de poèmes-origamis et j’ai gagné le prix !
  • Les caisses étaient remplies. C’était reparti pour un tour !
  • Malgré mon amour pour la ville de Lille, je sentais que c’était le moment de la quitter. Je voulais profiter de la dotation du prix pour tenter de démarcher des librairies à Paris.
  • Tu as donc pris ton crayon et ton carnet.
  • Et j’ai dessiné l’appartement de mes rêves. J’avais tellement peu d’espoir ! Ayant vécu dans cette ville pendant de nombreuses années, je savais à quel point y chercher un appartement était infernal. Je n’avais toujours pas de revenus stables ni de garants.
  • Mais tu avais un bon ange gardien.
  • J’ai dessiné un salon avec une grande baie vitrée qui donnait sur des arbres. Les plans de travail de la cuisine étaient surmontés d’une étagère flottante. Dans la chambre, se trouvait un lit deux places et un portant à vêtements. Les pièces étaient placées en enfilade. À côté du dessin, j’ai aussi rajouté une petite demande pour que le loyer ne soit pas trop cher.
  • Deux jours plus tard, tu as posté sur un groupe Facebook une annonce disant que tu cherchais un appartement à sous-louer pendant quelques mois en région parisienne.
  • Et le soir même, une amie m’a contacté pour me dire qu’un ami à elle cherchait à sous-louer son appartement.
  • Tu étais ébahie quand il t’a fait visiter l’appartement.
  • Le salon donnait sur une grande baie vitrée qui surplombait un grand bois. À sa droite, se trouvait une chambre avec un portant à vêtement et à sa gauche une cuisine dont les plans de travail étaient surmontés d’une étagère flottante. Et le loyer était bien moindre que ce que j’aurais dû payer ! La disposition des pièces n’était pas en enfilade mais c’était tellement mieux ainsi. Chacune d’entre elles donnait sur ce large bois.
  • Tu étais pleine de reconnaissance et de confiance envers la vie.
  • Ce que je vivais relevait du miracle. Dix mois s’étaient écoulés depuis le début de mon projet de poèmes-origamis et depuis le début, tout allait pour le mieux.
  • Seulement, fidèle à elle-même, la ville de Paris ne fut pas tendre.
  • J’ai passé tout l’automne et l’hiver à essayer de démarcher des libraires, à rechercher des relais médiatiques et des marchés de créateurs mais toutes mes démarches échouaient. C’était la dégringolade !
  • Ce qui était troublant, c’est que tu vivais toujours autant de ressentis inexpliqués qui nourrissaient ta foi.
  • La semaine du nouvel an chinois, je sentais à nouveau cette sensation d’être en apesanteur. Mon corps était incroyablement léger. Le soir, je baignais dans une chaleur réconfortante. Toutes mes pensées se liquéfiaient.
  • À un moment, tu as même senti tes yeux se vider.
  • Ça ne m’étonnait pas car nous étions en train de rentrer dans la saison du printemps associée au foie et aux yeux. Je sentais le Qi de mes yeux être purgé et renouvelé.
  • Parallèlement, tu te faisais face à un vide financier assez alarmant auquel il fallait que tu remédies. Malgré ta nature économe, les caisses s’amenuisaient.
  • En février, j’ai pris la décision de postuler à toutes les offres d’emploi auxquelles je pouvais prétendre. Je voulais trouver un contrat court qui me permettrait de reprendre pied. En même temps, je candidatais à des résidences d’artistes et des bourses pour poursuivre mon ambition artistique.
  • Tu as trouvé très rapidement. Tu avais vu passer une annonce pour travailler dans un café littéraire.
  • Ça me paraissait parfait. Mais au bout d’une semaine et demi, une chute à vélo m’a amené aux Urgences. La semaine d’après, j’ai eu une première intoxication alimentaire. Il y avait une infestation de cafards sur mon lieu de travail. Deux semaines après, une seconde. Pour préserver ma santé, j’ai dû quitter cet emploi.
  • Au moins, ça t’a permis de remplir un peu les caisses. Surtout qu’une belle aventure m’attendait le mois suivant.
  • Au mois de mai, j’ai participé à un appel à candidature pour partir à Montréal. L’office franco-québécois pour la jeunesse finançait le voyage de jeunes entrepreneurs pour assister à un événement lié aux industries culturelles et créatives.
  • Et tu as pu t’y rendre pendant une semaine et demi. C’était un beau cadeau de la vie après les déboires des mois passés.
  • J’en ai profité à fond. Mais de retour à Paris, ma sous-location prenait fin et j’étais plus perdue que jamais quant à la marche à suivre. J’avais réussi à convaincre une libraire de vendre mes petits objets littéraires mais ça n’était qu’une petite victoire.
  • Tu attendais la réponse des bourses et résidences auxquelles tu avais candidaté.
  • Au mois de juin, elles sont toutes revenues négatives. Je vivais dans une petite maisonnette que je sous-louais en région parisienne et j’ai franchement perdu espoir.
  • Néanmoins, tu étais pleinement heureuse.
  • Les difficultés de l’année passée n’avaient pas eu raison de mon bien-être. Au contraire, j’avais redoublé d’assiduité dans mes pratiques et je me sentais en harmonie avec moi-même.
  • Il y avait juste ce gros point d’interrogation : que faire maintenant, face à toutes ces portes fermées ?
  • Je savais qu’aucune porte ne restait fermée à jamais mais le temps pressait, les caisses n’étaient pas remplies pour toujours.
  • À côté de chez toi, tu as découvert un lieu hors du commun.
  • C’était la maison de Madeleine Delbrêl, une mystique chrétienne. Elle avait vécu dans une maison à Ivry-sur-Seine. Des fidèles chrétiens l’entretenaient en son honneur et y étudiaient ses écrits.
  • Après t’avoir fait visiter le lieu, une des fidèles t’a prêté un de ses livres.
  • Son écriture m’émouvait. Elle écrivait simplement, oscillant entre des textes poétiques et des conclusions sur le monde et sur Dieu.
  • Cette simplicité d’écriture t’a donné foi en ta propre expression.
  • Peut-être que moi aussi, je pouvais raconter ma quête spirituelle, m’autoriser à m’exprimer.
  • Tu as donc décidé d’utiliser l’argent qui te restait pour raconter ton histoire. Pour qu’au moins, les fruits de ton cheminement spirituel ne soit pas perdus.
  • J’avais fait tant de sacrifices pour obtenir certaines réponses, qui n’étaient que les miennes mais qui valaient le coup d’être partagées, rien que pour cultiver la diversité spirituelle du monde.
  • C’était d’ailleurs le cœur d’une de tes conclusions spirituelles.
  • Oui, d’après tout ce que j’avais vécu, il était certain qu’aucun être humain ne pourrait retranscrire fidèlement cette partie invisible du monde, qu’importe l’exhaustivité de ce qu’il aurait vu. On ne quitte jamais l’ego. Toute perception de ce monde analogue est profondément biaisée par nos expériences passées et par nos particularités cognitives. Seule une multitude de témoignages concernant cet espace presque indécelable pourrait nous permettre de le cartographier avec justesse.
  • Par ton témoignage, tu voulais apporter ta pierre à l’édifice.
  • Je voulais l’écrire en Bretagne, la région de mes ancêtres où je me sens si bien. J’ai fait un premier dessin qui n’a abouti à rien. Pourtant, je sentais que ce travail d’écriture était juste. La semaine où j’ai pris cette décision, j’ai senti mon chakra de la gorge se déployer amplement.
  • L’énergie circulait enfin, comme si un barrage était tombé.
  • J’ai profité d’une nuit particulièrement riche en sensations pour prier. Des flux d’énergie lumineux transitaient à l’intérieur et tout autour de moi. J’ai serré mes mains l’une contre l’autre et j’ai demandé un appartement lumineux, rempli de plantes situé en Bretagne. Les jours suivants, j’ai posté des annonces sur Internet.
  • Il ne te restait que quelques jours pour trouver.
  • Trois jours avant l’échéance de ma sous-location parisienne, j’ai reçu un message. Une bretonne me proposait un appartement pour l’été afin de m’occuper de ses plantes.
  • Tu étais sauve ! Et dans les meilleures conditions pour écrire ton histoire.
  • La Bretagne était encore plus belle que dans mes souvenirs, la mer scintillait et l’odeur des crêpes réveillait des souvenirs d’enfance. J’ai profité de ces jours pour tout raconter et le soir, j’allais me balader au port pour voir le soleil se coucher. Les dimanches, j’allais me perdre dans la forêt pour ramasser de mûres. Mais tout ça, tu le sais.
  • Oui, la mélodie des ruisseaux nous berçait toute la journée. L’autre jour, nous avons même vu un lever de lune.
  • C’était pendant la pleine lune. Un petit dôme lumineux perçait derrière la Terre. Nous l’avions pris pour une construction géodésique nouvellement installée. Puis, ce globe lumineux s’est mis à survoler l’horizon. C’était la première fois que nous voyions une telle merveille.
  • Liam, j’aime ça, rédiger notre histoire toute la journée mais à ton avis, qu’allons nous faire après ?
  • Nous allons rejoindre des prières en attente.